Mosaïque

En 2020, les pro­jets de rap français ont été très courts et très nom­breux. Depuis dix ans, le for­mat EP est de plus en plus cour­tisé par le genre. Les artistes et les acteurs et actri­ces de l’in­dus­trie musi­cale se sont emparé.e.s de ce petit disque afin d’établir de nou­velles straté­gies et de s’an­cr­er dans le temps. Pourquoi l’EP est-il devenu si prisé ? La rédac­tion de Mosaïque a enquêté sur la ques­tion, comp­tant scrupuleuse­ment les sor­ties pour établir des sta­tis­tiques, par­tant à la ren­con­tre d’un jour­nal­iste, d’un pro­gram­ma­teur, d’une attachée de presse, de chefs de pro­jet et d’un label man­ag­er.

16 mars 2020. Sur toutes les télévi­sions français­es, Emmanuel Macron con­fine le pays pour ten­ter d’endiguer la vague épidémique de Covid-19. La vie est mise sous cloche pen­dant presque trois mois de pause his­torique. Le monde de la cul­ture s’enrhume, la créa­tion artis­tique s’enraye. Le rap français qui con­naît une courbe de pro­gres­sion alors sans lim­ites reçoit un coup d’arrêt inat­ten­du. Pour­tant, ni les scènes clos­es, ni les points de vente de CD fer­més n’ont empêché les inter­prètes de sor­tir de la musique. La péri­ode s’est même mon­trée fructueuse.

Le ren­dez-vous du ven­dre­di à minu­it pile, tou­jours aus­si atten­du, est dom­iné par des for­mats réduits. Des EP, en d’autres ter­mes. Pour men­er cette enquête, nous avons con­sid­éré un pro­jet court comme étant un disque com­por­tant huit titres ou moins. À l’arrivée, les chiffres sont déto­nants. Les don­nées disponibles sur le site col­lab­o­ratif Genius mon­trent que près de 40 % des pro­jets rap parus en 2020 comptent huit morceaux ou moins. Un score jamais vu pour le genre en France. Meh­di Maïzi, ani­ma­teur de l’émission Rap Jeu pour Red Bull et présen­ta­teur de l’émission Le Code sur Apple Music, a lui aus­si fait ce con­stat : « J’ai sen­ti une bas­cule, le con­fine­ment a accéléré les choses. Roméo Elvis, Sopi­co, Alon­zo… Beau­coup d’artistes ont prof­ité de la péri­ode pour réalis­er qu’ils pou­vaient sor­tir des petits for­mats et tester de nou­velles choses sur quelques titres. Quand j’ai fait mon top album 2020, je me suis demandé si je ne devais pas aus­si faire un top EP. »

Cette pro­gres­sion n’a rien d’une ten­dance éphémère. Sur les dix dernières années, l’EP n’a cessé d’être de plus en plus cour­tisé par les artistes rangé.e.s dans le cat­a­logue « urbain ». Pour­tant, les track­lists cour­tes n’ont pas tou­jours reçues autant d’attention. « Pen­dant longtemps dans le rap, le terme était util­isé pour dire : « autre chose qu’un album ». On était embêté pour désign­er ces pro­jets là. Dans les années 2000, on dis­ait surtout mix­tape et street CD. Le terme EP est revenu à la mode dans les années 2010, d’abord en étant presque dénaturé. J’avais inter­viewé Vald à la sor­tie de « NQNT » en 2014 et il dis­ait que c’était un EP alors que ça fai­sait 13 titres. C’était juste pour ne pas dire le mot album », se sou­vient Meh­di Maïzi.

La pression du format

L’album. Le for­mat préféré des labels qui rythme une car­rière et lui donne ses let­tres de noblesse. Avant de dévoil­er un pro­jet long cen­sé être une sor­tie atten­due, l’EP est devenu un levi­er stratégique incon­tourn­able. Le milieu artis­tique s’en est saisi pour pou­voir faire mon­ter les enchères sur un artiste avant de pou­voir pari­er plus de bud­get. Cécile Plancke est attachée de presse pour le label Low Wood qui héberge notam­ment Hatik, Jok’Air, Zinée ou encore Michel. Selon elle, une com­pi­la­tion de quelques morceaux per­met d’éviter toute forme de pres­sion : « Sur un EP, tu as le droit à l’échec de ta pro­mo­tion. C’est la musique qui par­le seule. Sur l’album, on regarde tes chiffres, tes inter­views, parce qu’il y a beau­coup plus d’investissement à tous les niveaux. Le but, c’est de ne pas met­tre des artistes devant des respon­s­abil­ités qu’ils ne peu­vent pas encore assumer. »

Une approche moins coû­teuse et plus sou­ple pour accom­pa­g­n­er des jeunes artistes en développe­ment, voire des artistes confirmé.e.s. Deen Bur­bi­go annonçait d’ailleurs sur le plateau du Code ne plus se sen­tir à l’aise avec la pres­sion rég­nant autour de l’album. Au mois de juil­let dernier, le rappeur dévoile ain­si « OG San », un pro­jet de huit titres.

La recette a séduit beau­coup d’acteur.rice.s de l’industrie musi­cale. Dès les années 2010, de nom­breux label man­agers ont saisi la vague. Mohamed Ali est l’un d’entre eux.elles. Tête pen­sante de l’écurie Foufoune Palace, il con­fie avoir pen­sé sa démarche dans ce sens lors des pre­miers pas du rappeur Luid­ji : « Cet intérêt par­ti­c­uli­er pour l’EP dans le rap date d’à peine une dizaine d’années. Quand j’ai com­mencé à boss­er avec Luid­ji, en 2014, on a choisi logique­ment ce for­mat pour démar­rer. Hors de ques­tion de sor­tir beau­coup de morceaux d’un coup sans fans et sans attente. C’est cen­sé être la con­sécra­tion d’un artiste. Et avant d’en sor­tir un deux­ième, on s’est per­mis de sor­tir un nou­v­el EP, « Bos­co­lo Exe­dra », parce que ça col­lait avec ce qu’il voulait racon­ter. » Une marge de manœu­vre autre­fois impens­able : « Le marché et l’économie du disque étaient régis dif­férem­ment. Cette lib­erté artis­tique exis­tait moins. Il fal­lait ven­dre des dis­ques, ren­tr­er en radio, on était plus bridé. » 

Streaming sensation

L’un des fac­teurs clés de ce change­ment d’approche, c’est l’arrivée du stream­ing. Cette nou­velle manière de con­som­mer de la musique donne au rap un souf­fle nou­veau. Les per­for­mances des écoutes en stream­ing sont compt­abil­isées dans les chiffres de vente par le Syn­di­cat nation­al de l’édi­tion phono­graphique (SNEP, organ­isme qui attribue les cer­ti­fi­ca­tions or, pla­tine et dia­mant aux sin­gles et aux pro­jets, NDLR) et les plate­formes devi­en­nent des lab­o­ra­toires à ciel ouvert où la créa­tiv­ité autour du for­mat se renouvelle. 

Sor­tir de la musique devient alors moins coû­teux et plus acces­si­ble, entraî­nant une pro­duc­tiv­ité jamais vue de la part des artistes (revoir plus haut l’infographie réal­isée à par­tir des don­nées acces­si­bles sur le site col­lab­o­ratif Genius, NDLR). « On skip beau­coup, on écoute les albums pour en tir­er un ou deux sin­gles, on écoute les tops Spo­ti­fy, ça a favorisé l’EP. On a moins de temps et on veut écouter bien et super vite, explique l’un des chefs de pro­jet de la mai­son de disque Uni­ver­sal Music France, aus­si directeur artis­tique de rappeurs à suc­cès, qui a souhaité rester anonyme. Les cinq ou six titres vont se démoc­ra­tis­er de plus en plus pour pou­voir faire respir­er les discogra­phies, tout en per­me­t­tant aux rappeurs de rester très pro­duc­tifs. Tu imag­ines Drake ressor­tir un album en fin d’année ? Le pub­lic ne peut plus tout écouter. »

« Peut-être que Heuss L’enfoiré gag­n­erait à ne faire que des EP de cinq titres. C’est un faiseur de hits et ça collerait mieux à son économie. »

Un chef de pro­jet d’un label parisien à Mosaïque

Pour les jeunes artistes, se posi­tion­ner dans ce nou­v­el écosys­tème est une nou­velle paire de manche. Il faut pou­voir être remar­quable au milieu du flot des sor­ties heb­do­madaires. Ce chef de pro­jet et directeur artis­tique dans un label parisien, égale­ment anonyme, le con­state auprès de l’un de ses artistes en développe­ment : « On s’est fait remar­quer avec des EP courts, effi­caces et faciles à digér­er pour les nou­veaux audi­teurs. Il y a telle­ment de chose à décou­vrir que oui, si on ne con­naît pas ton nom, on ne peut pas se manger un pro­jet de 18 tracks. »

Pour­tant, les albums longs n’ont jamais cessé d’être dom­i­nants. En 2020, 60 % des sor­ties comptent plus de huit titres. « Je suis sur­pris qu’il y ait encore autant d’albums. Ce n’est pas adap­té à tous les types d’artistes, s’étonne Meh­di Maïzi. Je crois que je préfère écouter Leto sur un EP par exem­ple. Il a plus la pos­si­bil­ité de don­ner ce que son pub­lic attend, sans les pas­sages oblig­és de l’album qui lui cor­re­spon­dent moins. Il y a des artistes qui car­ton­nent en sin­gles et qui sor­tent des albums qui marchent beau­coup moins bien. Il peut y avoir du rem­plis­sage, alors que le stream­ing te per­met de faire tout ce que tu veux. » 

Même son de cloche pour le chef de pro­jet du label parisien : « Peut-être que Heuss L’enfoiré gag­n­erait à ne faire que des EP de cinq titres. C’est un faiseur de hits et ça collerait mieux à son économie. Je pense que ça aug­menterait con­sid­érable­ment son vol­ume de streams. »

Le petit frère mal-aimé de l’album

Pourquoi, alors, l’EP est-il tou­jours le petit frère mal-aimé de l’album ? L’industrie garde une affec­tion par­ti­c­ulière, presque déraison­née, pour le long for­mat. Une vieille habi­tude à laque­lle on n’ose que très peu touch­er. Cette sit­u­a­tion, le chef de pro­jet d’un label parisien l’observe de l’intérieur : « Les labels et les maisons de disque font encore sign­er des artistes pour deux ou trois albums. Beau­coup essayent de se libér­er de ces vieux con­trats en sor­tant des pro­jets com­mandés mais qui ne répon­dent pas à leurs besoins de développement. » 

Les médias général­istes se sont égale­ment mis au pas de ce fonc­tion­nement : « Ils ne par­lent que très peu des EP. Je me suis déjà fait repouss­er quand je présen­tais des pro­jets courts à des entre­pris­es de presse nationale. Ils se focalisent sur l’événement album parce qu’ils n’ont pas le temps de tout suiv­re. C’est vrai­ment une anci­enne école », explique Cécile Plancke. D’autant plus que cer­tains EP impres­sion­nent par leur impact médi­a­tique et com­mer­cial, en témoigne le suc­cès de « Mafana » du rappeur Oboy (2020) qui compt­abilise une cen­taine de mil­lions de streams, même si la cer­ti­fi­ca­tion est tou­jours plus déli­cate à décrocher.

« Le change­ment, je l’attends surtout des nou­velles généra­tions. Est-ce qu’ils ont vrai­ment envie de sor­tir des albums ? »

Meh­di Maïzi à Mosaïque

En atten­dant les chiffres de l’année 2021, des EP comme celui de Koba LaD (« Car­tel : vol­ume 1), de Ben­jamin Epps (« Fan­tôme avec chauf­feur ») ou encore de Nemir (« Ora »), ont déjà mar­qué ces derniers mois et cer­tains titres ont inté­gré les rota­tions des radios. Rachid Ben­taleb est pro­gram­ma­teur pour la radio Mouv’ du groupe Radio France. Il con­fie recevoir de plus en plus d’EP et con­state une nette hausse de leur qual­ité : « Les EP qu’on écoutait avant, c’était par­fois des com­pi­la­tions de titres qu’on ne met­tait pas dans l’album. Ça se sen­tait. Aujourd’hui, ils sont beau­coup plus cohérents et tra­vail­lés. L’EP n’est plus un for­mat de recyclage. »

Tout au long de l’enquête, une ques­tion a été sys­té­ma­tique­ment posée : « Le for­mat long va-t-il un jour devenir minori­taire ? » « Non », répon­dent les observateur.rice.s, con­fi­ant que l’album con­servera un car­ac­tère spé­cial pour les oreilles des audi­teurs et auditri­ces. Meh­di Maïzi tranche : « Le change­ment, je l’attends surtout des nou­velles généra­tions. Est-ce qu’ils ont vrai­ment envie de sor­tir des albums ? Ça serait bien de con­tin­uer à dyna­miter ce format. »

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