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Les épisodes 1 et 2. À découvrir sur Mosaïque.

– ÉPISODE 3 –

De nou­veau pro­jeté con­tre l’as­phalte, Lay­low se réin­tè­gre pro­gres­sive­ment. Quelques gouttes de pluie vien­nent s’ac­crocher à ses cheveux bouclés. Le vent glacé qui lui fou­ette la peau le ramène bru­tale­ment à la réal­ité. Il est de retour dans le monde réel et s’est extir­pé du logi­ciel de stim­u­la­tion dont il était l’hôte depuis plusieurs heures. Il remar­que que la molette incrustée dans son torse est tou­jours accrochée à lui.

Quelques mètres plus loin, des bruit de pas se font enten­dre. En tour­nant le regard, il aperçoit une homme affublé d’une veste pous­siéreuse et d’une pan­talon trop large déchiré.

- « Vous n’au­riez pas une petit pièce ? », demande-t-il avec simplicité. 

- « Non, désolé je n’ai rien », répond Lay­low soupi­rant, encore pensif.

- « Mais, jeune homme, tu as quoi là, dans ta poche ? Tu as du whisky là ? »

- « Oui c’est du whisky. »

- « Tu m’en donnes un peu ? »

Sor­tant la bouteille qu’il avait con­servé depuis la soirée de sa ren­con­tre avec Trin­i­ty, il la débouche et lui verse quelques brides d’alcool dans un verre de for­tune. Sans doute orig­i­nale­ment des­tiné à mendier.

- « Tu sais, moi à l’époque  j’étais comme toi, j’étais bien. Puis un beau jour, j’ai tout perdu. »

Assis en tailleur, le vieil homme com­mence son his­toire. Lui qui avait il y a quelques années encore, un emploi sta­ble, une femme et une fille, a rapi­de­ment entamé une descente aux enfers suite à un licen­ciement bru­tal. Déprimé, il tombe en désué­tude et ren­tre dans une spi­rale sans fin. Alcool, jeux vidéos, joints… Il s’enferme. Dix-huits années passent. S’il pointe régulière­ment aux Assedic, il ne parvient pas à retrou­ver un tra­vail et sa moti­va­tion s’évanouit. Sa femme qui tra­vaille sans relâche pour ten­ter de faire vivre le foy­er et sa fille de 13 ans som­bre tout autant. Croulant sous les impayés, c’est finale­ment un huissier qui vien­dra faire une saisie de leurs biens. La famille abîmée se sépare et l’homme se retrou­ve ain­si à la rue.

Abba­sour­di par la vio­lence de la réal­ité qui vient de lui être décrite, Lay­low ne pense plus qu’à une seule chose : se recon­necter avec le logi­ciel pour retrou­ver la pléni­tude qu’il ressen­tait, telle une drogue. Il coupe court.

- « Ah ouais, elle est spé­ciale ton his­toire. Bah bonne continuation. »

Sans écouter les excla­ma­tions du sans-abri qui lui con­jure de rester avec lui, il reprend sa route. Au coin d’une ruelle som­bre, il s’adosse à un mur et appuie sur la molette qui s’illumine d’un vert métallique.

Dans sa tête, la voix dig­i­tale de Trin­i­ty résonne. Elle sem­ble terrorisée :

- « Me touche pas. Me touche je te dis ! Dégage ! Y a rien dans toi, y a rien ! », ajoute-t-elle.

Alors que la molette devient de plus en plus brûlante, il en détache sa main. Le pro­fond mal-être qui agite depuis des années le jeune homme pousse le sys­tème à le rejeter, tel un virus. Il tente de main­tenir le con­tact et la sup­plie en mur­mu­rant de pou­voir revenir. Une larme coule le long de sa joue. 

- « Main­tenant qu’elle a goûté le poizon, elle veut plus rien d’autre. Elle veut plus rien voir, elle veut plus rien croire », sanglote-t-il. 

D’un coup sec, il avale plusieurs gorgées d’alcool et ter­mine sa bouteille. Il la fra­casse con­tre le mur et l’abandonne. En marchant la tête bais­sée d’un pas plein de frus­tra­tion et de colère, il se laisse songer. Dés­in­hibé par l’alcool ingéré, des brides de sa vie monot­o­ne et fil­i­forme s’entremêlent et se mélangent.

- « Dans cette vie ou dans une autre, c’est trop la merde. J’ai d’l’am­bi­tion mais mes prob­lèmes me ramè­nent », s’avoue-t-il à lui-même.

Ancré dans la monot­o­nie sans saveur de son quo­ti­di­en, Lay­low est con­di­tion­né par son envi­ron­nement dont il ne parvient pas à s’extraire pour évoluer. S’il ne manque pas d’ambition, ses ten­ta­tives de pro­jet ou d’innovation ont trou­vé porte close. Jeune infor­mati­cien, il tente sans relâche mais demeure en échec, dans un monde cru­el où les rela­tions humaines sont aus­si tox­iques que com­plex­es et où l’échec social peut men­er à la mar­gin­al­ité. Tout comme le vieil homme qu’il a croisé quelques min­utes plus tôt.

Arrivé au milieu du Pont-Neuf, situé en plein cen­tre-ville de Toulouse, il s’y arrête et con­tem­ple la Garonne. Il repose sa main sur la molette qui clig­note tou­jours faible­ment, dans un dernier effort. Com­plète­ment ivre, il imag­ine Trin­i­ty dans les bras d’un autre homme, paniqué à l’idée qu’elle ait pu déjà refaire sa vie.

- « Dis-moi si c’est trop tard, dis-moi si j’su­is tou­jours à l’heure. C’est quand les gens s’éloignent qu’on voit leur valeur. Y’a des choses qu’ont pas d’é­gal, dis-moi si t’es par­tie ailleurs », balbutie-t-il.

Pris de délire hal­lu­ci­na­toire, il voit entre ses mains un immense bou­quet de fleurs. En le lev­ant vers le ciel, il s’imagine le ten­dre à Trin­i­ty pour la con­va­in­cre de bien vouloir lui laiss­er une chance de revenir. Il lui lance : « Oh my, j’e­spère qu’t’as pas trou­vé bon­heur ailleurs. Oh my, j’su­is d’vant ta porte avec mil­lion d’flowers. »

En guise de réponse, la voix de Trin­i­ty résonne dans sa tête : « J’ai vu tes fleurs et ça n’m’a fait aucun effet. C’est trop tard et c’est mieux comme ça. »

- « Pourquoi tu m’fais ça ? », rétorque-t-il rageuse­ment en ramenant con­tre lui son bou­quet imaginaire.

- « Tu le sais… Tu cherch­es la réponse mais c’est la ques­tion qui m’in­quiète », répond-t-elle.

- « Tout c’qu’on a vécu, c’é­tait réel au moins ? »

- « Les con­cepts de réal­ité et de vir­tu­al­ité sont très flous pour moi… Je suis désolée. »

- « Mais t’es quoi en fait… T’es qui ? »

- « Je suis… Trin­i­ty. Logi­ciel de stim­u­la­tion d’émotions. »

La souf­fle coupé, il réalise. La rela­tion, les émo­tions, cette lumière au milieu de sa tor­peur… La sim­u­la­tion était pure­ment fic­tive. Con­damné à rester dans sa morne réal­ité, Lay­low voit son refuge virtuel se refermer.

Engloutie par la réel dont il ne veut plus, il se hisse sur la ram­barde du pont. Au loin, il aperçoit les lueurs de la ville et des com­merces qui s’agitent. Une spi­rale con­sumériste qui se pour­suit sans discontinuer. 

- « Tout l’monde a l’air d’être heureux, je suis grave triste. »

En hurlant, il saute. L’eau glacé du fleuve le hâpe, sans qu’il tente de se débat­tre. Lente­ment, le corps de Lay­low remonte à la sur­face et son dernier souf­fle s’échappe dans un nuage de buée.

La molette clig­note quelques instants avant de s’éteindre com­plète­ment et de se dés­in­té­gr­er. « Extinc­tion du pro­gramme Trinity. »

FIN.

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