Le 9 juillet 2021, Tuerie fait une entrée remarquée avec un premier EP : « Bleu Gospel ». Ce projet, le rappeur y pense depuis ses 14 ans. Au fil des huit morceaux, il raconte brutalement son enfance, marquée par la violence, et sa rémission. Seule touche de vernis sur une réalité qu’il n’a pas souhaité embellir : l’ambiance gospel et la richesse musicale qui portent son propos. Mosaïque a rencontré Tuerie pour un échange touchant, à l’origine de ses peurs jusqu’à sa guérison incarnée par « Bleu Gospel ». Retrouvez tout au long de votre lecture le shooting photo de Tuerie par notre photographe, Paul Boyer.
Il y a certaines rencontres, qui par leur évidence, sonnent juste. Tuerie est de celles-ci. C’est un jeudi que nous retrouvons Paul, de son vrai nom, en plein cœur de Paris, près du Panthéon où dorment les personnalités qui ont marqué l’histoire. Après plusieurs relances, un quiproquo et une première interview reportée, cet échange aurait pu ne jamais avoir lieu. Il a pourtant duré plus d’une heure durant laquelle Tuerie s’est livré comme rarement, apprenant même certains secrets de son histoire à son attachée de presse, jamais très loin. Mais l’artiste marche au feeling, comme il l’indiquera à la fin de notre entretien : « Je te livre tout ça parce que nous avons une jolie discussion et que j’ai senti une énergie. »
Car Paul, vêtu de son tee-shirt Biggie Smalls et de sa casquette noire, est de ceux.celles qui croient au destin : « Tout est un alignement des planètes. Il n’y a pas de hasard. Je crois que nous sommes tous liés d’une certaine manière. Il y a des fils plus visibles que d’autres, il faut savoir les tirer. Toutes les rencontres sont faites pour arriver. » Spirituel et croyant, le rappeur n’a pourtant rien de religieux : « Dans mon projet, il y a un pied de nez dès l’intro. Même si je n’ai pas les corones de défier Dieu, parfois je lui dis : « C’est injuste ce que tu fais. » Pour autant, je n’ai pas de religion, je n’ai jamais voulu choisir un livre. »
L’artiste se fie aux signes. Lorsque Laylow choisit de reporter son projet « L’étrange histoire de Mr. Anderson » au 16 juillet 2021, initialement prévu le 9 juillet 2021, jour de sortie de son projet « Bleu Gospel », pour lui, cela n’a rien d’anodin. Cette sortie de projet, Tuerie y pense depuis l’adolescence. À 14 ans déjà, il sait qu’il mettra ses peurs et son vécu en musique : « Je suis retombé sur des titres de chansons qui s’appelaient « Gun Gospel » ou « Requiem Pastel ». J’ai retrouvé des archives où, déjà, j’évoquais un côté enfant sage et un autre où l’enfant tombe dans un engrenage. J’abordais déjà un duel manichéen dans le regard. »
À l’origine de la violence
Enfant, il grandit dans un environnement marqué par la violence de son père. Une violence autant physique que psychologique : « Je suis né au Cameroun et je suis arrivé en France à 2 ou 3 ans. De mes 2 ans à mes 7 ans, je vis à Boulogne-Billancourt. Il s’est déjà passé des choses entre mon père et ma mère. Finalement, on retourne au Cameroun. Sauf que c’est le cauchemar immédiat jusqu’à mes 13 ans. On revient en catastrophe en France. Je reste en situation irrégulière un bon moment. »
Ce bout de vie, Tuerie parvient à le raconter aujourd’hui avec le sourire d’un homme sur la voie de l’apaisement mais qui ne pourra jamais oublier : « C’est incroyable de devoir, à un si jeune âge, aider sa mère à se libérer. Devenir un adulte en quelques secondes. J’ai grandi dans un environnement où la violence devient banale. C’est surtout un instinct de survie par peur d’imploser. J’ai fonctionné toute ma vie avec des masques. Je souris souvent et j’ai appris il n’y a pas longtemps à laisser paraître mes émotions. »
Crédit : Paul Boyer
Car sa rémission est récente. Quand il débute son projet, il y a trois ans, il n’est pas guéri de ses blessures mais l’urgence de la situation l’y oblige. Employé dans une structure sociale, il apprend qu’il va se faire renvoyer. Au même moment, il découvre qu’il s’apprête à être père. Il faut alors trouver un logement plus grand sans fiche de paye : « Deux solutions s’offrent à moi. Soit je vais flip des burgers chez McDo, soit je me concentre sur ce que je fais de mieux : ma musique. »
Depuis toujours, Paul rappe, chante et écrit. Dans sa ville d’enfance Boulogne-Billancourt, il se décrit comme « un OVNI » dont les artistes de l’époque ne savent pas quoi faire : « J’ai eu tellement de phases : rock alternatif, une époque très battle, une autre de performance kickage…. J’ai malgré tout eu la chance très tôt d’avoir les encouragements de mecs comme Dany Dan, Zoxea, Salif et Exs du groupe Nysay. »
Il fallait que je mette à nu mes peurs. J’ai été cherché des réponses auprès de mon père. À partir de ce moment-là, j’ai enfin pu mettre le morceau que j’imaginais depuis mes 14 ans en musique. Tiroir bleu est né.
- Tuerie
Alors dix ans plus tard, lorsqu’il faut faire un choix, il n’hésite plus, motivé par l’arrivée au monde de son premier enfant : « Ce qui fait pencher la balance, c’est cette réflexion : si mon gosse a des rêves un jour et qu’il a envie de les abandonner, qui serais-je pour lui dire de ne pas lâcher alors que moi-même je n’ai pas été au bout des miens ? À ce moment-là, c’est le saut sans élastique. » La création de « Bleu Gospel » devient sa thérapie. Assis dans un canapé rouge face à nous, l’artiste explique : « Il fallait que je mette à nu mes peurs. J’avais besoin d’apporter des réponses à mon fils. Un peu comme une assurance vie ou un recueil. Si jamais il y a une galère ou si je ne suis plus là, il n’aura qu’à faire play. » Le morceau Sublime deviendra le premier morceau qui lui est dédié : « J’avais envie de briser une chaîne. C’est une manière de lui dire de ne pas s’inquiéter. Il n’aura pas à se battre contre ces névroses. À la fin du titre Low, mes pleurs de souffrance se transforment en pleurs de mon fils. »
Mais avant le rendu final et pour s’affranchir de ses démons, Paul a besoin de comprendre les raisons du comportement déviant de son père. Pour la première fois de l’entretien, l’artiste qui s’adressait à nous droit dans les yeux, baisse la tête timidement pour raconter : « J’ai été cherché des réponses auprès de mon père. Je sais ce qui l’a poussé à des choses que je ne peux pas pardonner, mais je sais pourquoi.» Son père lui révèle alors des événements de sa vie, dont il ne lui avait jamais parlé. Des raisons intimes que Tuerie a préféré ne pas partager par respect. « Mon père a eu la force de m’en parler. Dès que j’ai su, mes colères sont parties. À partir de ce moment-là, j’ai enfin pu mettre le morceau que j’imaginais depuis mes 14 ans en musique. Tiroir bleu est né. »
Après avoir enregistré Tiroir Bleu, bouleversé, il est incapable de faire de la musique pendant 15 jours. Dans ce premier projet, la violence de son vécu se mêle au sacré de la musique gospel « dans laquelle il est impossible de mentir ». Pour couronner ce fracas de couleurs, le rappeur invite l’artiste Greg’z, l’un de ses héros d’enfance, sur le titre Bouquet de peur : « C’est un des pionniers du RnB soul français. C’est un roi sans couronne. Il dégage cette puissance qu’il y a dans le gospel, la musique de l’âme. On avait besoin d’une chorale pour réaliser ce morceau, il l’a fait à lui tout seul. C’est un homme-orchestre. » Puisque « Bleu Gospel » sert d’exutoire, Paul fait le choix d’assumer le chant dans la deuxième partie du morceau Le givre et le vent : « Il fallait que je la chante moi-même parce que je ne me cachais plus. »
Le flambeau de la guérison
En trois ans de création et de confrontation à ses douleurs, ses peurs s’envolent petit à petit : « J’ai été effrayé toute ma vie de reproduire certains schémas. Avant, j’avais des manières d’extérioriser qui n’étaient pas les bonnes. Je pouvais jeter une télé par la fenêtre sans réfléchir (rires). À chaque fois que je faisais cette connerie là, je me disais « Mais pourquoi ? ». Tant que tu n’as pas les réponses, tu ne peux pas comprendre. Je ne suis pas encore venu au bout du processus mais aujourd’hui je suis sûr de ne pas avoir un comportement déviant et de ne pas reproduire les actes de mon père. »
Ma crainte, c’était celle de raviver certaines blessures de ma mère. Elle sait que j’ai fait un projet. Elle ne l’a pas écouté. Peut-être parce qu’elle a compris que ça pourrait être dur à entendre.
- Tuerie
Une seule inquiétude demeure : « Ma crainte, c’était celle de raviver certaines blessures de ma mère. Mon père et moi, on a aujourd’hui une relation qui est courtoise. Je m’en fiche de ce que lui va penser, mais pas de l’avis de mon totem, ma mère. Je m’inquiétais du premier cousin qui allait lui envoyer le lien du morceau. Elle ne l’a pas écouté. Elle sait que j’ai fait un projet. Elle est très curieuse mais peut-être qu’elle ne le fait pas parce qu’elle a compris que ça pourrait être dur à entendre. Elle a lu un super papier de Nicolas Rogès (Journaliste culturel et auteur, NDLR). C’était tellement chirurgical et poétique qu’elle s’est dit que j’avais du faire quelque chose de fort. »
Sa mère à qui il rend hommage plusieurs fois dans son projet, a forcé son admiration pour les femmes : « Je n’en ai jamais voulu à ma mère. Je la mettrai toujours sur un piédestal parce qu’elle a eu le courage de mille hommes. J’ai une grande admiration pour les battantes, qui sont entreprenantes, qui ont un parcours sinueux. Rien que la douleur de l’accouchement. Être capable en une fraction de seconde d’aimer la personne qui a causé autant de douleur, c’est gigantesque. »
Crédit : Steven Norel.
Abimé repenti, Tuerie se confie et raconte « la moitié d’une vie » sans chercher l’empathie ou la pitié : « Je ne voulais pas qu’on ait de la peine pour moi en entendant mon histoire. Le plus important, c’est la note d’espoir. » Au départ, il fait ce projet égoïstement pour se soigner. Mais à sa sortie, « Bleu Gospel » devient un remède pour d’autres : « J’avais foi en la qualité de mon EP, mais pour moi, les gens n’allaient pas comprendre. Je le pensais indigeste. Finalement, les retours m’ont presque apeuré parce que ça donne une dimension encore plus grande au projet. J’ai reçu des messages trop lourds à porter. C’est un peu flippant de recevoir le fardeau de l’autre. Comme les américains disent : « It’s a gift and a curse ». Ça engendre des responsabilités. J’ai fait du social pendant longtemps et je pense avoir aidé plus de monde avec ce projet que quand je travaillais. »
Ghostwriter pendant des années, il développe un syndrome de l’imposteur et s’étonne toujours que les gens puissent le remercier pour sa musique : « Je ne me sens presque pas légitime mais j’apprends à l’accepter. » Effrayé par la tournure que prend sa carrière, une amie le rassure : « Elle m’a dit : Tu as juste jeté ton galet dans l’eau. Ne t’amuses pas trop à regarder les éclaboussures. Maintenant, soit tu en jettes un autre, soit tu ne te mouilles plus. » Mais le rappeur préfère le grand bain : « C’est une nouvelle émotion à gérer mais c’est à moi de jeter mon galet et voir vers où il navigue. Mes peurs anciennes sont complètement exorcisées. Bleu Gospel en est le point final. » Un point final d’une histoire qui n’est que le début d’une autre dans laquelle Paul veut faire de son fils « un enfant fort » et dans laquelle Grand Tuerie laisse reposer en paix le petit Tuerie.
La création de la pochette
Découvrez la réalisation de la cover du projet « Bleu Gospel » par Steven Norel racontée par Tuerie, en cliquant sur les animations sur la cover du projet juste en dessous. Vous pouvez également activer le son pour mieux profiter de l’expérience. Cliquer en bas de droite pour mettre en plein écran.
Retrouvez « Bleu Gospel » de Tuerie dans la MOSA’Hit : le meilleur du rap francophone playlisté par la rédaction de Mosaïque. Abonnez-vous pour ne rien rater des nouvelles sorties. Disponible sur Spotify, Deezer et YouTube.