29 / 11 / 2019
La lumière des projecteurs éclaire les quelques milliers de personnes venus le voir. Le public s’est déplacé ce soir pour son premier concert dans cette salle. Paris. L’Olympia. Jules jette un regard dans la fosse. Elle n’est pas venue. Le sourire d’une brune au premier rang lui rappelle le sien. Leur rencontre au quartier. Cinq ans plus tôt. Les 4000. La Courneuve.
29 / 11 / 2014
Comme chaque soir, Jules l’attend dans sa doudoune Northface alors que le froid à peine perceptible de l’automne s’installe. Amina est venue le chercher en bas de la barre Robespierre. Depuis trois ans, Jules s’est lancé dans le rap. Il écrit nuit et jour sans s’arrêter. Avec elle à ses côtés, il veut conquérir le monde de la musique. Ses études à elle lui permettent de toucher des revenus.
Pour qu’il s’offre les tenues de ses premiers clips, elle lui a prêté un peu d’argent. Comme sur la planète Namek, leur idylle ne connaît pas l’obscurité. Ensemble, ils imaginent l’avenir : lui sera disque de diamant, elle, juriste de renom. Sur le toit du bâtiment Robespierre, un soir de nuit étoilé, ils se le sont promis : « On fera la guerre devant les panneaux de ma rue. On fera l’amour sur les anneaux de saturne. » Souvent, Jules se répète qu’elle est complètement folle pour aimer quelqu’un comme lui. Ils se parlent tous les jours, se voient tard le soir. Souvent, ils se retrouvent dans sa voiture pour un rendez-vous ou au MacDo pour un dîner aux chandelles. L’amour leur suffit. Ils sont miséreux mais heureux. Ils se sont promis la lune et de quitter le bitume.
En quelques mois, leur histoire prend l’eau à mesure que Jules peine à rencontrer le succès tant attendu. Il perd toute motivation. Affalé sur son canapé à tirer sur son joint, il passe des heures à écouter le dernier album de Booba mais n’écrit plus. Ses doutes le plongent dans des songes que seule la nuit lui autorise.
Un soir, lassée, de le voir se morfondre, Amina lui demande :
« Mais qui es-tu ? Je te reconnais plus depuis quelques temps. »
Jules se prend la tête dans les bras, la regarde fixement, l’œil hagard :
« Je suis perdu. En ce moment, j’ai plein de questions : Où je suis ? D’où je vais ? D’où je viens ? Je sais pas si tu peux comprendre. »
« Il ne faut pas que tu te laisses abattre par tout ça. Tu travailles dur. Tu as besoin de t’y remettre. »
« Je ne sais pas. J’irai mieux si je commençais à boire.»
« Non, tu iras mieux quand tu recommenceras à y croire. »
Désabusé, Jules lui rétorque dans un soufflement :
« Mais qu’est-ce que tu connais de la rue, toi ? Qu’est-ce que tu connais-tu de mon vécu ? Je viens de La Courneuve, la où même la pluie ne tombe plus. »
« Jules, le bonheur pour toi, il est possible. Tu vas t’en sortir. Tu es différent. Le destin a autre chose pour toi. Je le sais. Garde espoir. »
« Justement, le problème du bonheur, c’est peut être l’espoir. Et moi, le problème de ma vie, c’est les roses noires. »
« Je sais que c’est dur. Je comprends mais tu as encore beaucoup à accomplir. Fait moi confiance. »
« Tu ne comprends pas. Je n’ai plus peur de la mort, j’ai juste… Peur de la vie. »
Un tremblement dans la voix, Amina détourne les talons : « Je suis désolée Jules. Je peux pas continuer comme ça. Tu m’en demandes trop. Quand je suis avec toi, je me sens comme si…comme si… j’avais une arme sur la tempe. »
29 / 11 / 2019.
21h.
Alors que le public scande : « Dinos ! Dinos ! Dinos ! », les derniers mots d’Amina résonnent encore dans sa tête. Elle n’est pas venue. Aujourd’hui, Jules a tout ce dont il a toujours rêvé. Tout ce dont ils ont toujours rêvé. Pourtant, la nuit, impossible de trouver le sommeil. Il repense à la dernière fois et entend inlassablement sa voix dans ses oreilles : « À la dérive, à la folie, un peu, beaucoup, à l’agonie. »
Le succès les a éloigné. Ceux pour quoi ils se battaient ensemble a fini par les séparer. Jules a depuis fermé la porte de son cœur. Persuadé que l’amour existe mais pas pour lui. Il gravit les marches qui l’amèneront sur la scène, un masque posé sur le visage. Derrière son sourire imparfait, Jules crie : « Au secours ». La salle est pleine mais son cœur est vide.
23h.
Jules quitte la scène. Le public a su, le temps de quelques chansons, adoucir ses peines. Mais ce soir comme chaque soir, il rentrera au studio pour murmurer ses confidences à l’oreille de Pro Tools. Pour oublier, il écrit toujours plus. Sa thérapie se fait sur des accords. Pourtant, depuis qu’Amina est partie, c’est la première fois qu’il a peur avant d’aller au studio. Souvent — tout le temps — il pense à elle, à cette fatalité de la vie. Ils pensaient un jour se revoir et ne se sont jamais revus. Depuis, Jules ne veut plus jamais rien prévoir car rien ne se passe jamais comme prévu. Mais l’Olympia, ils l’avaient pensé, espéré, imaginé ensemble. D’un geste brusque, Jules attrape son téléphone, prêt à faire ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps maintenant.
Alors qu’il s’apprête à saisir le numéro de téléphone d’Amina, son ami Dosseh arrive au studio. Son regard est attiré par une feuille posée sur un table. À l’encre noir, il lit :
« J’ai des trous d’mémoire, j’ai des trous d’mémoire. Qu’est‑c’que ça fait d’être heureux ? Je n’m’en souviens pas, j’ai des trous d’mémoire. J’ai des trous d’mémoire, qu’est‑c’que ça fait d’aimer quelqu’un ? Je n’m’en souviens pas. »
Dosseh s’adresse à lui :
« C’est un nouveau son ? »
« Je viens d’écrire ça. Je sors de l’Olympia. C’était incroyable mais je ne pense qu’à elle. Je suis perdu frère. »
« Je vais te dire un truc. Concentre toi sur ta musique. Tout ce qui est bon est illégal alors je commence à croire que si l’amour c’était si bien, ce serait interdit par la loi. Alors si tu as oublié ce que ça fait d’aimer quelqu’un, très bien. Je vais te dire ce que ça fait. Il y en a toujours un qui ne reconnaît pas ses fautes, il y en a toujours un qui est plus amoureux que l’autre, il y en a toujours un qui se sacrifie pour l’autre. »
Attablé à la table de mixage, Jules se tourne vers lui :
« Je ne sais pas. Je ne sais plus. J’suis pas mieux comme ça mais c’est mieux comme ça. »
« Je suis passé par là. Depuis, je suis très méfiant. C’est très dur de m’avoir, d’avoir mon cœur. Je mets très longtemps à tomber amoureux, trop longtemps. »
Prêt à entrer en studio, Jules essuie une larme qui coule le long de sa joue. Avant d’entrer en cabine, il saisit une dernière fois son téléphone et compose le numéro :
06 — 30 — 11 — 93 — 12
*Bip*, *Bip*, *Bip*…
*Le numéro que vous avez appelé n’est plus en service actuellement*
Répondeur :
« Amina, c’est moi. Je sais que ça fait longtemps. Je voulais juste te dire que ce soir j’ai fait l’Olympia et t’étais même pas là. J’aurais voulu que ça soit autrement. Tu sais, je voulais pas qu’on saigne. Je voulais pas qu’on se condamne. J’aurais même pas voulu qu’on s’aime mais juste qu’on s’accompagne. J’ai tout gâché. Toi, tu voulais juste croire en nous. Mais tu connais… Je viens de là où les anges gardiens sont paresseux….Bref, je te laisse. J’espère que tout va bien. De mon côté, je ne me souviens même plus ce que ça fait d’être heureux depuis que t’es plus là. J’ai des trous d’mémoire. Je sais plus ce que ça fait d’aimer quelqu’un… Mais euh, sache que je t’ai…»
*La boîte vocale est pleine. Vous ne pouvez pas déposer de message. Nous sommes désolés.*
Jules repose le téléphone et soupire : « De toute façon, ça s’finit toujours mal. »