Mosaïque

Nul ne peut détester les hommes autant que celui qui les com­prend le mieux. Parce que Damso sait si bien se met­tre à la place de l’autre, il ne peut que se sen­tir dif­férent de lui. Pein­tre des pas­sions humaines dans lesquelles il se recon­naît, il se place en dehors de l’humanité. Son oeu­vre s’inscrit dans la lignée de celles qui met­tent à jour l’universalité de la con­di­tion humaine.

 

« Je me sens mort dans un corps en vie. J’ai l’impression de ne plus vivre les choses comme tout le monde », déclare Damso à Libéra­tion pour la sor­tie de son troisième album « Lithopé­dion ». Dans toute son œuvre, il s’attache à démon­tr­er à quel point il se sent dif­férent des hommes mais aus­si pro­fondé­ment humain. Ce qui le dif­féren­cie des autres, c’est sa pro­fonde empathie pour eux.

Con­scient de ce dont l’être humain est capa­ble, il ressent ce qu’il y a de plus immoral chez cha­cun d’entre nous. Damsoli­taire, souf­frant de ressen­tir ce que cha­cun nie au plus pro­fond de soi. Dans un monde où « per­son­ne se con­naît mais tout le monde pré­tend con­naître l’autre », il parvient à couch­er sur du papi­er nos pas­sions les plus som­bres et dont Julien, en est l’apogée. 

 

La poésie de l’universel

Un tal­ent pour retran­scrire la tragédie humaine qui s’exprime dans ses morceaux. En révélant les tré­fonds de l’humanité, Damso s’inscrit dans une tra­di­tion lit­téraire anci­enne qui s’appuie sur la cathar­sis. Aris­tote définit ce phénomène comme « la pur­ga­tion des pas­sions ». Notion théâ­trale, elle s’applique à tous les arts dès l’instant où l’artiste nous met face à la réal­ité de nos pul­sions, aus­si som­bres soient-elles. Le récep­teur s’identifie aux pas­sions qui se jouent sous ses yeux et pur­gent ses pro­pres démons. Ce phénomène est à l’œuvre dans toute la discogra­phie du rappeur belge mais trois titres incar­nent dans toute sa splen­deur son génie cathar­tique : Amnésie, Une âme pour deux et Julien. 

 

Extrait du clip du morceau Amnésie.

 

L’artiste y évoque aus­si bien une rela­tion tox­ique qui pousse au sui­cide, qu’un viol qui se trans­forme en inces­te ou un homme tor­turé par ses pul­sions pédophiles. Damso joue de ses sujets tabous à tra­vers une mélodie de l’horreur sur Amnésie et Julien. Con­traire­ment au titre Une âme pour deux où il actu­alise le com­plexe d’oedipe autant qu’il étouffe l’auditeur par la bru­tal­ité du morceau dont les bruitages se font le bour­reau ; la pédophilie du pro­tag­o­niste Julien est bercée par une instru­men­tale douce et la voix chan­tée de Damso. 

Un art expéri­men­tal où le récep­teur se retrou­ve face à ses pro­pres démons pour mieux les exor­cis­er. Le morceau Julien avait d’ailleurs été écouté par des médecins spé­cial­istes de patients pédophiles et tous, avaient con­staté la justesse des pro­pos tenus. 

 

 

C’est là que s’exprime le mieux le tal­ent de Damso : réus­sir à retran­scrire les sen­ti­ments d’une per­son­ne incom­prise et rejetée par l’ensemble de la société. Avec ces trois titres, il nous plonge dans un sto­ry-telling déroutant où la chute est sou­vent faite de con­fes­sions, tou­jours plus som­bres : « Depuis je fume pour l’ou­bli­er, je fume pour oubli­er que j’l’ai tuée » (Amnésie), « Julien aime les goss­es »  (Julien), « J’lui dis quel genre de pute que t’es ? Elle m’dit une qui baise avec son fils dans la rue » (Une âme pour deux). Damso dérange en osant met­tre, face à face, l’homme et ce dont il est capa­ble. Un véri­ta­ble exu­toire.  

Avec Damso, la vul­gar­ité devient poésie : « Le jour de son sui­cide je n’en reve­nais pas, la veille elle voulait que je la prenne dans mes bras, mais je suis pas doué dès qu’on s’éloigne des draps, je suis plus dans le suce-moi et con­cen­tre toi. » Le titre Amnésie porte en lui l’embryon de ce qui fait et fera l’unité de son œuvre : celui de ren­dre poé­tique les sen­ti­ments les plus abjects de l’humanité.

 

Dépeindre la condition humain

Si l’artiste belge dépeint si bien l’humain tout en poésie, il ne peut s’empêcher de se sen­tir hors de l’humanité : « J’me con­stru­is plus dans le regard des autres. J’suis ni des leurs, ni des vôtres, ni des nôtres » (Amnésie). Il se place en obser­va­teur du monde et de ses pires cru­autés. Une posi­tion que le choix de sa dernière pochette d’album illustre. 

Dans l’œil de l’artiste se reflète « l’univers observ­able ». Romain Garcin, qui a réal­isé la cov­er de Lithopé­dion, avait révélé au média Check que Damso lui avait expliqué que « l’œil est la seule par­tie de mon corps avec laque­lle je peux voir le monde sans me voir moi-même. » Le rappeur met donc l’homme face à ce qu’il y a de pire en lui, mais refuse de se voir lui-même.

 

Cov­er de l’al­bum « Lithopé­dion ». Crédit : Romain Garcin.

 

Son oeu­vre s’inscrit ain­si dans la lignée de celles qui cherchent à dépein­dre l’homme dans sa réal­ité la plus brute, aus­si trag­ique soit-elle. Un art qui se rap­proche du mou­ve­ment nat­u­ral­iste mené par Emile Zola. Avec sa série « Les Rougon-Mac­quart », il avait pour ambi­tion de « couch­er l’hu­man­ité sur une page blanche, toutes les choses, tous les êtres ».

L’écrivain s’y attache à faire le por­trait de tous les êtres qui peu­vent com­pos­er une société : la pros­ti­tuée (Nana), l’alcoolique (L’Assommoir), le meur­tri­er (La Bête Humaine), l’artiste de génie (L’oeuvre)… Zola s’inspirait déjà d’Honoré de Balzac qui cher­chait, avec La Comédie Humaine, à com­pos­er un tableau de l’espèce humaine. 

Damso pour­suit ain­si cette ambi­tion et dresse des por­traits : l’incestueux, le pédophile, le per­vers nar­cis­sique. Le titre Bal­tringue con­dense ain­si une suc­ces­sion de pro­fils types comme celui de l’homosexuel refoulé : « T’es gay en secret tu n’veux pas le dire. Tu t’soulages en baisant des hétéros, ce de quoi t’es fait tu ne peux pas le fuir. »

 

« J’suis un poumon dans un fumoir. J’respire le bien mais il n’y a que du mal tout autour. »

Damso décrit avec agilité et pré­ci­sion des pro­fils génériques qui peu­vent réson­ner en cha­cun de manière si per­son­nelle. C’est là toute sa puis­sance : par­venir à plac­er l’autre face à ses pro­pres angoiss­es jusqu’à le pouss­er à l’introspection : « Dis-moi la vérité, rien qu’la vérité, est-ce que t’aimes vrai­ment la meuf avec qui t’es ou juste par habi­tude, t’oses plus la quit­ter ? » (CQFD). 

Les hommes qu’il dépeint sont faibles et mon­strueux, tout comme lui. Damso n’est finale­ment rien d’autre qu’un humain comme les autres, à l’exception près qu’il ressent toute la mis­ère de ce monde et l’expose de manière crue et bru­tale. À tra­vers son oeu­vre, Damso dresse un miroir uni­versel de l’homme et ses trou­bles, dont la méchanceté ne l’a jamais quit­té : « J’su­is un poumon dans un fumoir. J’respire le bien mais il n’y a que du mal tout autour ». (Kietu). 

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