Après cinq ans d’absence, Kendrick Lamar sort de son silence musical et dévoile « Mr. Morale & the Big Steppers », son cinquième album studio. Pour l’occasion, Nicolas Rogès, l’auteur du livre « Kendrick Lamar : de Compton à la Maison-Blanche » aux éditions Le mot et le reste, nous livre son regard sur le disque.
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Avec ton livre « Kendrick Lamar : de Compton à la Maison-Blanche », tu t’étais plongé dans le parcours du rappeur et dans ses quatre premiers albums. À quoi t’attendais-tu avant l’écoute de son cinquième disque « Mr. Morale & the Big Steppers » ?
J’attendais de voir comment Kendrick allait pouvoir se démarquer de ses albums précédents. Je savais qu’il allait choisir une direction différente. D’abord, je me doutais que le projet serait bien construit avec des messages très forts parce que l’année dernière il avait annoncé avoir pris du recul. Je n’avais pas d’attente en termes de son, même si au vu de son travail avec son cousin Baby Keem sur sa structure pgLang, on pouvait prévoir un truc très minimaliste. En tout cas, j’étais sûr qu’il n’allait pas faire le même album deux fois. C’est ce que j’aime bien chez lui. Il réfléchit et il évolue en tant qu’artiste et en tant qu’homme. On avait envie de savoir quelle version de Kendrick il allait nous montrer.
La pochette qui a été dévoilée quelques jours avant la sortie donnait déjà quelques indices. Qu’en as-tu pensé ?
Je l’ai trouvé super bien faite. J’ai beaucoup aimé le contraste avec la couronne d’épine et le flingue dans la ceinture. J’ai apprécié qu’il mette en avant le fait qu’il soit père. C’est super significatif. Ça m’a fait penser à celle de « Good Kid, M.A.A.D City » où il y avait déjà des enfants, même si cette fois c’était Kendrick qui était petit. Il y avait cette même superposition de l’innocence de l’enfant avec la violence d’un flingue et de bouteilles posées sur la table. Alors, je me suis dit qu’on allait vivre quelque chose de cyclique, qu’il allait boucler une boucle. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé.
Quel a été ton ressenti après tes premières écoutes ?
J’étais très déstabilisé. Le projet est compliqué à saisir. Ses textures paraissent d’abord moins travaillées que dans « To Pimp a Butterfly » ou « DAMN. », très riches dans leurs arrangements. Là, il va plus directement au but. C’est peut-être son « meilleur » album dans le sens où il a réussi à faire passer des messages très profonds, très durs, avec la manière la plus directe qui soit. Il y a aussi des chansons assez dérangeantes, je pense notamment à We Cry Together où il reproduit une scène de dispute conjugale. Dès que je l’ai terminé, j’ai compris qu’il allait falloir beaucoup de temps pour le comprendre et le digérer. Il y avait surtout de la surprise et l’envie de se replonger dedans tout de suite.
Le public semblait très partagé à la sortie du disque.
Oui et d’ailleurs j’en ai beaucoup parlé avec mon entourage, notamment avec des gens de l’Abcdr du Son et ça a crée beaucoup de débat. C’est l’une des premières fois qu’il divise autant et c’est souvent assez rare de trouver des voix dissonantes qui disent que Kendrick fait un mauvais album. C’est la première fois que j’ai vu ça. Que ce soit au niveau de la forme, mais surtout au niveau du message que l’album porte.
La présence de Kodak Black, condamné, entre autres, pour agression sexuelle a fait beaucoup réagir. Comment as-tu perçu son invitation ?
Je trouve ça inacceptable et je n’arrive pas à passer outre. Dans le discours de l’album, sa présence fait sens mais elle me dérange. L’album aurait été aussi profond si Kodak Black avait été simplement cité, comme Kendrick Lamar le fait avec R. Kelly par exemple. C’est un personnage très controversé et je ne vois pas pourquoi il lui donne une telle audience, au lieu de mettre en avant ses victimes.
Son invitation s’explique parce que Kendrick parle de la cancel culture. Il raconte que ceux qui ont vécu dans des conditions extrêmes ne doivent pas être jugés, mais compris, au regard de tout ce qu’ils ont pu vivre. Comme c’est le cas pour Kendrick et Kodack, victimes de pauvreté, d’exclusion sociale et raciale… Mais ce n’est pas excusable, l’inviter c’est comme l’excuser. Et lui donner un interlude et un featuring, c’est trop. C’est comme quand Kanye West invite DaBaby et Marilyn Manson sur scène.
Tu mentionnais le morceau We Cry Together. Après plusieurs écoutes, comment as-tu reçu ce morceau ?
Le message est très intéressant, la femme prend le dessus et Kendrick se tourne en ridicule lui-même. Mais à la fin, les deux personnages s’apprêtent à faire l’amour. C’est un peu chelou qu’ils se réconcilient comme ça. Une nouvelle fois, il ne donne pas d’explication. Il a franchi une frontière qui est un peu tendu. Cette fois, il est volontairement provocateur et il s’est mouillé sur des sujets qui sont vraiment d’actualité. C’est une sorte de leader pour plein de gens, ce n’est pas un rappeur underground. Toutes ses prises de positions sont scrutées.
Faudrait-il alors que Kendrick Lamar s’exprime sur le fond ?
Il le faut. Il l’a toujours fait avant pour donner des pistes de lectures au public. Et là, plus que jamais, il faut expliquer ce qu’il a voulu faire. Sinon c’est bizarre, il a des choses à justifier. C’est extrêmement personnel et personne ne peut comprendre ce à quoi Kendrick a pensé quand il a fait l’album. C’est pour ça que c’est important.
Kendrick Lamar évoque également la transphobie dans le titre Auntie Diarires. Est-ce que cela t’a surpris ?
Effectivement, c’est un thème très rarement évoqué, spécifiquement par des rappeurs masculins. Ce qui est intéressant, c’est que Kendrick Lamar est quelqu’un de très religieux et il met en péril sa foi. Dans le morceau, il est dans une église avec sa tante qui est devenu un homme. Il explique que le pasteur ne comprend pas ce geste, alors il se demande si la religion nous ment. Il sort un peu de l’image christique qu’il adopte souvent. Enfin… c’était avant de voir le clip de N95 où il se met en lévitation en se prenant pour Jésus. C’est un point qu’il faudrait d’ailleurs plus explorer.
Nous parlions de la cover où apparaissent ses enfants, la filiation est un thème marquant du disque. Un sujet qu’il a déjà abordé dans le passé, mais dont il nous parle plus.
Il avait déjà beaucoup évoqué son rapport avec son père, Kenny Duckworth, notamment dans « Good Kid, M.A.A.D City » et « DAMN. ». Il guidait ses pas mais était aussi le symbole de plein de choses qui le tiraient vers le bas. Father Time est super intéressant parce qu’il va plus loin. Il explique que son père lui a appris a devenir un homme fort, viril, à se battre pour ce qu’il voulait. J’ai trouvé ça bien car il met cela en perspective avec sa propre expérience de père. Il s’interroge : est-il capable de guider ses enfants vers le bon chemin ? Est-il capable d’être quelqu’un de bien ? Va-t-il transmettre ses vices à ses enfants ? La question se pose, surtout lorsqu’on l’entend évoquer son addiction au sexe. Il dit des trucs assez durs, particulièrement si on se met à la place de sa femme. Des histoires de trahisons, de tromperies… Ce qu’il raconte est très profond.
Kendrick Lamar avait-il déjà autant parlé de lui-même ?
Il l’avait déjà fait dans « Good Kid, M.A.A.D City » et surtout dans « DAMN. » qui est une exploration de sa personnalité, des ses traumatismes et du chemin vers la rédemption. Cette fois, il parle de lui mais pour aller vers les autres. On dirait qu’il prend plus de recul. C’est une exploration de sa thérapie car l’album est plus que jamais thérapeutique pour lui. Il pense aussi plus à lui et ça se ressent dans le titre Savior où il dit qu’il ne sauvera personne. Il arrête de penser aux autres pour privilégier les siens.
Quel est ton regard sur ses performances vocales ? On entend Kendrick chantonner, plus que ce à quoi il nous avait habitué.
Ça va avec les temps qui court. Baby Keem, par exemple, est un artiste qui travaille beaucoup sur les mélodies et on sait que Kendrick est très impliqué dans son processus créatif. Je pense que c’est une manière de simplifier son discours. Dans le clip N95, il transforme beaucoup sa voix. D’ailleurs, il n’a jamais fait que rapper, il y a plein de nuances dans son flow. Je ne comprends pas ceux qui réclament plus de rap. Ça me dépasse un peu.
Mother I Sober c’est une grande chanson, Purple Hearts avec Ghostface Killah c’est super fort, Silent Hill est un gros banger. J’ai un problème avec les gens qui projettent leurs propres envies sur ce qu’est censé faire un artiste. C’est comme ça qu’on les enferme dans une case et qu’on refuse qu’ils évoluent. Si on connaît Kendrick, on sait très bien que ça sera différent à chaque fois. Il a toujours fait de la musique uniquement pour lui, il n’a plus besoin de prouver quoique ce soit sur sa place dans le rap. Il n’a plus besoin d’argent et d’ailleurs dans le disque il n’y a pas d’énorme single comme HUMBLE. et DNA..
Comment interpréter le fait que Top Dawg Entertainment, son label, soit si peu représenté sur le disque ?
Je suis assez partagé là-dessus. Si on est égoïste justement, on aurait aimé que pour son dernier album chez TDE il y ait du Jay Rock, du Schoolboy Q et du Ab-Soul, pour faire une fête avant les au revoir. Mais en même temps, il prépare le futur avec Baby Keem. Donc c’est logique qu’il le mette en avant pour lui donner de la visibilité. D’ailleurs, dans les crédits, on voit qu’il a collaboré avec des producteurs qui bossent avec lui depuis ses tout débuts, avant même « Section 80 », notamment Sounwave et DJ Dahi.
Selon toi, quelle suite cet album annonce-t-il ?
Je le vois comme son dernier album. La dernière chanson veut dire ça : “Je n’ai pas réussi à sauver le monde, désolé, donc je vais me sauver moi-même.” C’est presque un constat d’échec. Dernier album chez TDE, il travaille sur une comédie avec les créateurs de la série « South Park », il développe des artistes… Il a fait sa thérapie, de son enfance et même de son statut d’adulte. Il dit aussi qu’il va s’occuper de ses enfants, qu’il souhaite être un homme bien pour eux avant de l’être pour ses millions d’auditeurs. Le titre Mirror, c’est une victoire et un au revoir.
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