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Grünt ? Per­son­ne n’a jamais vrai­ment su d’où venait ce mot. Un con­cept insai­siss­able, sans fron­tières. Près de dix ans après sa créa­tion, même son fon­da­teur peine à en définir la ligne édi­to­ri­ale. Pour­tant, force est de con­stater qu’avec le temps ce média parisien, né de l’ennui d’une bande d’amis fans de rap, est devenu l’une des références de la cul­ture hip-hop. Des freestyles d’anthologie, des entre­tiens poignants de sincérité, une série doc­u­men­taire déroutante à la ren­con­tre du rap africain, la créa­tiv­ité de Grünt est sans lim­ite. Dernière créa­tion de cette pépinière cul­turelle : Grünt Radio. Une radio de poche aux grandes ambi­tions. À l’occasion de sa sor­tie, nous avons pu échang­er avec Jean Morel, tête pen­sante de ce col­lec­tif d’esprits libres. 

Un peu plus d’un mois après le lance­ment de Grünt Radio, com­ment vas-tu ? 

Je vais hyper bien. Je me suis décap­sulé une petite bière pour fêter ça (Il ouvre sa bière, NDLR). Nous ne nous atten­dions pas à de tels retours. Nous avons eu beau­coup de télécharge­ments, plus que ce qu’on imag­i­nait, et de gens qui écoutent la radio en simul­tané. Et surtout, nous avons de nom­breux retours sur les décou­vertes que font nos audi­teurs. Avec notre méth­ode de con­som­ma­tion de musique en ligne aujourd’hui, nous avons oublié qu’il était pos­si­ble de décou­vrir des artistes par hasard. Les algo­rithmes fonc­tion­nent de telle sorte que l’on écoute tou­jours les mêmes sons. Ce que j’aime avec la radio, c’est ce côté « acci­dent ». Le hasard qui te fait tomber sur un nou­veau morceau que tu vas peut-être apprécier.

Les morceaux dif­fusés à l’antenne sont des playlists faites par vos soins. Com­ment avez-vous pen­sé votre grille des programmes ? 

Nous l’avons imag­inée comme une adéqua­tion entre l’humeur d’un moment et la musique. Par exem­ple, le same­di et dimanche matin, pour moi c’est le moment où les par­ents font le ménage avec du funk ou alors un lende­main de gueule de bois où tu es con­tent d’écouter la voix d’Etta James et de la soul. Nous avons appelé ces deux tranch­es : « Sun­day & Sat­ur­day ser­vices » en référence à Kanye West.

Le dimanche soir, c’est un moment où cha­cun est chez soi et générale­ment, tu ne fais pas grand chose. Tu déprimes juste en pen­sant à la reprise du lende­main. J’aime ces créneaux-là, qui sont des temps de deep­ing pour végéter. Sur cette tranche horaire, il n’y a que du rap des années 90, français ou améri­cain. Du old school parce qu’il y a beau­coup de jeunes qui nous écoutent et c’est le moment de révis­er ses clas­siques. Ça colle au dimanche soir : tu fais tes devoirs quoi (rires).

Dans une logique com­mer­ciale, tu es obligé de jouer des morceaux qui font venir les audi­teurs. Nous sommes dans la démarche inverse. Nous jouons les musiques que nous aimons en espérant attirer. 

Jean Morel

Com­ment pass­er sur Grünt Radio ? 

Il faut que le morceau nous plaise. C’est aus­si sim­ple que ça. En fait, il n’y a pas de critères. Nous nous sommes affran­chis de toutes les con­traintes d’une pro­gram­ma­tion de radio clas­sique qui émet sur les ondes FM. Ces radios doivent pren­dre en compte les golds. Ces musiques sont dif­fusées pour que les gens restent, après une pub­lic­ité notam­ment. Sur Grünt, il n’y a pas de pub­lic­ité donc peu importe. Et surtout, cette radio n’a pas voca­tion à faire de l’audience. S’il y a un gamin, incon­nu au batail­lon, qui fait un morceau que nous aimons, il passera à l’an­tenne. Dans une logique com­mer­ciale, tu es obligé de jouer des morceaux qui font venir les audi­teurs. Nous sommes dans la démarche inverse. Nous jouons les musiques que nous aimons en espérant attirer.

Au-delà de la musique, Grünt Radio va aus­si accueil­lir des émis­sions ?

À par­tir de févri­er, nous allons lancer tout un pan­el de pod­casts. L’un d’en­tre eux est ani­mé par Simon Maisonobe. Il s’ap­pelle « Révolution.s ». Il va inter­roger des chercheurs, des musi­ciens, des uni­ver­si­taires sur leur rap­port à la révo­lu­tion. Une révo­lu­tion qui peut être musi­cale, esthé­tique, poli­tique ou encore sociale. Le pre­mier épisode s’in­téresse aux musiques de lutte avec le rappeur Rocé. Pour ma part, je vais ani­mer le pod­cast « Pro­duc­ers » qui se con­cen­tre sur la pro­duc­tion au sens large, parce que c’est l’une des notions les plus floues qui exis­tent. Nous avons ten­dance à ranger tout et n’im­porte quoi der­rière le terme de producteur. 

Un autre for­mat pod­cast qui arrive s’ap­pelle « Vul­gate ». Je vais le co-ani­mer avec Sam Tiba : un ami pro­duc­teur qui est aus­si un incroy­able musi­cien (mem­bre de Club Cheval et pro­duc­teur pour Zola, NDLR). L’ob­jec­tif sera d’ou­vrir des débats sur la musique de manière générale : « Peut-on encore innover dans le rap ? », « Pourquoi la musique japon­aise est-elle plus aiguë ? » ou bien « Quel est l’impact de la musique médié­vale dans la pop mod­erne ? ». Le genre de ques­tions super nerd et super geek. Il y aura six audi­teurs, mais nous allons nous faire plaisir (rires). 

Il y a beau­coup d’autres for­mats qui arrivent. Il y aura aus­si des cartes blanch­es d’artistes que nous appré­cions par­ti­c­ulière­ment. Il est très prob­a­ble que Krisy nous fasse une émission. 

Quelle place don­nez-vous au direct sur Grünt Radio ? 

Tout l’intérêt de cette radio, c’est juste­ment qu’elle per­met la prise de direct. J’ai fait beau­coup de radio live quand je tra­vail­lais à Radio Nova. Grünt Radio veut recréer cette ambiance radio-pirate, cette radio-acci­dent, avec des pris­es d’antenne sauvages. Il y en a eu une le soir du lance­ment avec pleins d’artistes, une autre avec LMB. Par moments, il y a des sur­pris­es d’antenne qui peu­vent être annon­cées… ou pas. Quand nous sommes bour­rés la nuit, nous faisons sou­vent des con­ner­ies. (rires)

Ce n’est pas parce que les gens écoutent du rap qu’ils sont moins curieux que les autres. 

Com­ment défini­rais-tu l’identité de Grünt ? 

Avec cette phrase-là : « Un peu de tout, mais en mieux ». Grünt ne veut pas se met­tre de bar­rières. Toute l’équipe a quit­té ses jobs respec­tifs. C’est un vrai pari. Nous nous don­nons deux ans pour le faire. Mais pour réus­sir, il faut que ce soit sans se brid­er ni se priv­er. Notre objec­tif n’est pas de faire de l’ar­gent. Dans la pro­gram­ma­tion des prochains Grünt d’Or, cer­tains fans de rap risquent d’être déroutés. C’est ça qu’on cherche aus­si. Réus­sir à amen­er un pub­lic rap à décou­vrir d’autres choses. Ce n’est pas parce que les gens écoutent du rap qu’ils sont moins curieux que les autres.

Pen­dant le con­fine­ment, Grünt était tous les jours en live sur YouTube avec l’émis­sion « Grünt Con­fine­ment ». Il pou­vait y avoir à la fois un politi­cien, un his­to­rien ou un rappeur. Pourquoi ce choix ? 

Nous sommes dans une péri­ode his­torique, au-delà du Covid-19. Comme le dit Ärsenik : « Qui peut pré­ten­dre faire du rap sans pren­dre posi­tion ? ». C’est un peu pareil pour nous. Un média ne peut pas ne pas pren­dre posi­tion. Quand des chaînes d’informations comme CNews, qui sont claire­ment « fachos land », se retrou­vent à faire de l’audience. C’est néces­saire pour un média comme nous de se posi­tion­ner et de dire : « Nous sommes un média de gauche. » Nous voulons le dire haut et fort. Ce n’est plus pos­si­ble de laiss­er par­ler les Zem­mour qui sont présents partout. Avec un média indépen­dant, nous sommes libres d’ex­primer ce qui nous plaît. De la même manière que des gens vont s’in­téress­er à d’autres sons en nous écoutant, il est impor­tant que la musique amène à d’autres sujets. Je pense qu’il y a un devoir médi­a­tique dans l’époque actuelle de représen­ter les voix que l’on n’entend pas. 

Vous pro­posez du con­tenu qui sort de l’or­di­naire dans vos doc­u­men­taires, con­certs live, freestyles… Quelles sont vos inspirations ? 

Nos inspi­ra­tions, ce sont les artistes. Nos doc­u­men­taires réal­isés en Afrique par­tent d’un con­stat sim­ple : la scène rap nous fai­sait chi­er à l’époque. Il n’y avait per­son­ne qui inno­vait en France. Com­ment est-ce que c’est pos­si­ble que Drake fasse des fea­tur­ings avec Wiz­kid, un artiste du Nige­ria, alors qu’il est Cana­di­en ? Nous sommes telle­ment arriérés que nous ne sommes pas capa­bles de nous intéress­er à une musique faite par des gens qui par­lent français. C’est insup­port­able. La musique de demain vient de là-bas. Abid­jan c’est le nou­veau Los Angeles. 

Peut-être que le pub­lic met­tra sept ans à se ren­dre compte que la musique d’Abidjan est incroy­able. Si per­son­ne n’en par­le, il ne se passe rien. Je trou­ve qu’il y a beau­coup trop de médias qui se regar­dent les uns les autres et qui se reni­flent le cul avant de faire les choses. Pour­tant, « il suf­fit de le faire » comme dirait un cer­tain Ichon. 

Neuf ans plus tard, quel regard portes-tu sur vos débuts ? On se sou­vient notam­ment du pre­mier freestyle Grünt avec Nek­feu, Lomepal, Ker­oué et James Legalize. 

Nous étions dépassés par ce que nous étions en train de filmer. Il y avait juste une envie de le faire. De com­mencer et d’essayer de tourn­er quelque chose et puis c’est devenu ce que c’est devenu. Je répète à chaque fois qu’un média doit se met­tre au ser­vice de ses artistes. Ce qui est incroy­able, c’est qu’ils nous ont fait con­fi­ance tout de suite. Nous leur devons tout. Nous avions juste allumé des micros et des caméras. C’est ici le sens pre­mier d’un média : faire le lien entre un pub­lic et des artistes. Trou­ver une ligne édi­to­ri­ale et faire de l’audience n’est pas l’essentiel. La recherche de chiffres est dev­enue le can­cer de ce qui se fait médi­a­tique­ment. Cela n’est pas grave si tu ne fais que cinq vues. Si c’était suff­isam­ment intéres­sant pour être enreg­istré, alors il y aura for­cé­ment un pub­lic. Et si ces cinq per­son­nes sont suff­isam­ment intéressées, elles le garderont en elles. 

Pour lancer Grünt Radio, tu as quit­té Radio Nova avec qui tu as tra­vail­lé pen­dant de nom­breuses années. Quel sou­venir en gardes-tu ? 

C’est là que j’ai appris à me pro­fes­sion­nalis­er. C’est un état d’esprit. C’est une mai­son qui me sera tou­jours extrême­ment chère. J’y ai cor­rigé mes pro­pres erreurs. Entre mes pre­mières inter­views d’il y a dix ans et celles d’après Radio Nova, ce n’est plus la même per­son­ne. C’est comme un grand cen­tre de for­ma­tion. Main­tenant, je rêve que Grünt devi­enne la même chose. J’espère pou­voir un jour for­mer des gens.

La philoso­phie Grünt prou­ve-t-elle qu’il est pos­si­ble de faire les choses par soi-même ?

C’est incroy­able­ment com­pliqué dans le con­texte de crise que l’on tra­verse. Mais c’est l’idée. Il y a cette phase d’Orelsan sur son dernier album : « Dire j’ai pas de con­tact c’est un truc de vic­time. Pour faire un film, faut juste trou­ver un truc qui filme » (Notes pour trop tard). Des out­ils exis­tent avec lesquels il est pos­si­ble de réalis­er beau­coup de choses. Je ne dis pas que c’est sim­ple. C’est com­pliqué de se motiv­er, de se mobilis­er. Mais la réponse est dans la ques­tion. À mes 17 ans, j’écrivais tous les jours sur la musique. C’était lu par vingt per­son­nes. Mais ce qui compte, une fois de plus, ce n’est pas l’audience. Fais-le pour toi ! Fais-le pour l’artiste ! Et ensuite on ver­ra. Tu te rends compte que tu as par­lé de musique avec quelqu’un ? Quel luxe ! Quel bon­heur ! Est-ce qu’on a vrai­ment besoin de plus dans la vie en fait ? 

Grünt Radio, à télécharg­er juste ici.

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