Mosaïque

« good kid, m.A.A.d city », deux­ième album stu­dio de Kendrick Lamar sor­ti en 2012, a défini­tive­ment mar­qué l’his­toire du rap améri­cain. Pro­jet à maintes fois récom­pen­sés, l’album va pro­jeter l’artiste sur le devant de la scène inter­na­tionale. Le rappeur a réus­si un véri­ta­ble tour de force avec cet album con­ceptuel d’une richesse musi­cale inno­vante. Retour sur l’un des opus phare du natif de Compton.

Nous sommes en 2009. Signé chez le label cal­i­fornien TDE depuis plusieurs années, un cer­tain K.Dot annonce son change­ment de pseu­do­nyme avec le titre de sa qua­trième mix­tape : « Kendrick Lamar ». Entouré de ses com­pères issus d’une scène hip-hop émer­gente en Cal­i­fornie (School­boy Q, Jay Rock, Ab Soul..), le rappeur se démar­que comme l’un des plus doués de sa génération. 

Un artiste en vogue

Deux ans plus tard, il ren­con­tre un cer­tain suc­cès avec son pre­mier album  « Sec­tion 80 ». Rap­pant sur divers­es sonorités jazz, élec­tron­iques, « laid-back » (car­ac­téris­tique d’un style « décon­trac­té » de la vibe cal­i­forni­enne), le rappeur de 24 ans impres­sionne par sa tech­nic­ité et la matu­rité de ses lyrics.

L’opus « Sec­tion 80 » sonne comme un hymne à la généra­tion née dans les 80’s en abor­dant de nom­breuses thé­ma­tiques telles que la pros­ti­tu­tion, la con­som­ma­tion de drogues ou le racisme. Le morceau Ronald Rea­gan Era qui revient sur l’épidémie de crack qui envahit les États-Unis dans les années 80 en est témoin. L’album, porté par les iconiques sin­gles « HiiPow­er » et « A.D.H.D », est salué par la cri­tique et sonne comme le renou­veau du rap californien.

C’est d’ailleurs à l’occasion d’un con­cert à Comp­ton en 2011, deux mois après la sor­tie de « Sec­tion 80 », que Snoop Dogg, Dr. Dre, The Game, War­ren G et Kurupt mon­tent sur scène pour pass­er le relai à Kendrick qu’ils déclar­ent « New King of the West Coast ».

Repéré par Dr. Dre lui-même avec le morceau Igno­rance Is Bliss, issu de la mix­tape « Over­ly Ded­i­cat­ed », K.Dot signe chez Inter­scope, un label mythique de Los Ange­les en 2012. Ce nou­v­el entourage va l’ac­com­pa­g­n­er vers son objec­tif ultime : s’ériger comme le suc­cesseur légitime de son idole, Tupac, et le nou­veau porte éten­dard de la West Coast.

« A Short Film by Kendrick Lamar »

A la manière d’un court-métrage, le rappeur racon­te la journée d’un ado­les­cent afro-améri­cain de 16 ans, à Comp­ton, une ban­lieue de Los Ange­les. L’his­toire d’un « bon gamin », au milieu d’un envi­ron­nement vio­lent. À tra­vers quelques rimes, l’au­di­teur peut apercevoir les rues, les fast-food et les immeubles de la ville que par­court le rappeur tout au long de l’opus.

Il revient alors pro­gres­sive­ment sur la ten­ta­tion de l’argent facile (Mon­ey Trees) et de l’influence des gangs, face à ses pre­miers amours (Sher­ane Aka.), ses soirées entre amis et sa pas­sion pour le rap (Back­seat Freestyle). Point d’orgue de l’album, le morceau Sing About Me. Sur cette balade ryth­mée, accom­pa­g­née par les accords doux et mélan­col­iques d’un piano, l’artiste nous con­te trois des­tinées de vie au sein de son quarti­er défa­vorisé, dont la sienne.

Le titre a d’ailleurs tra­ver­sé l’At­lan­tique quelques années plus tard. En effet, la boucle ryth­mique d’Helsin­ki, déchi­rant morceau de rup­ture amoureuse de Dinos, est la même que sur le son de Kendrick. Le rappeur parisien témoignait d’ailleurs aux Inrock : « C’est une inspi­ra­tion, et à mes yeux, c’est le rappeur de la décen­nie. Sur chaque pro­jet, il parvient à se renou­vel­er. »

L’artiste évoque un dilemme per­ma­nent, tirail­lé entre son entourage, la pré­car­ité ambiante et sa volon­té de ne pas som­br­er dans la bru­tal­ité. Sur le morceau The Art Of Peer Pres­sure, qui se mor­cèle en plusieurs instru­men­tales dis­tinctes, le rappeur traite d’ailleurs avec clair­voy­ance de la pres­sion du groupe et celle des normes sociales, notam­ment autour la con­som­ma­tion de drogue, de la vio­lence et du vandalisme.

Cette ambiva­lence est aus­si soulignée dans le titre de l’al­bum. Le rappeur con­fi­ait dans une inter­view pour LA Leak­ers que l’acronyme « m.A.A.D » sig­nifi­ait : « made an angel’s on angel dust », autrement dit : « faire un ange sur de la pous­sière d’ange », sous-enten­du sur de la cocaïne. Il souhaite ain­si mon­tr­er que son tal­ent s’est érigé dans un envi­ron­nement, par­fois hos­tile, en refu­sant une des­tiné tout autre qu’il aurait pu choisir d’embrasser.

« good kid, m.A.A.d city » appa­raît donc comme un pro­jet très per­son­nel de Kendrick, un retour en arrière sur ses sou­venirs, à la manière d’une bande-orig­i­nale du film de son ado­les­cence. Il racon­te ce qu’il voit de ses pro­pres yeux, comme le souligne la pochette, une pho­to de famille des années 90, où seul le jeune Lamar n’a pas les yeux masqués.. Le rappeur expli­quait à ce pro­pos : « Cette pho­to en dit telle­ment sur ma vie, com­ment j’ai été élevé à Comp­ton, les choses que j’ai vu. Vous ne voyez les yeux de per­son­ne d’autre, mais vous voyez mes yeux inno­cents qui ten­tent de com­pren­dre ce qu’il se passe. »

En dépeignant son vécu per­son­nel, Kendrick Lamar veut ten­dre à l’universel et offre un album sen­si­ble. Cette his­toire, c’est la sienne, mais aus­si celle de nom­breux jeunes issus ou non de milieux défa­vorisées, en proie aux mêmes ten­ta­tions, aux mêmes rêves.

La force du concept

L’o­pus se détache égale­ment par la puis­sance fédéra­trice des ses sto­ry­tellings. Cette ligne direc­trice lyri­cale est pro­fondé­ment mar­quée par les nom­breux skits et inter­ludes entre les dif­férents morceaux, qui rela­tent de nom­breux moments de la vie de Kendrick Lamar (racon­tés notam­ment par des mem­bres de sa famille). 

Le fil rouge qui par­cours le pro­jet dépasse même la musique, s’ex­por­tant sur l’esthétisme qui entoure la direc­tion artis­tique. Une pho­to de l’art­book de « good kid, m.A.A.d city » mon­tre d’ailleurs un van noir qui apparte­nait à ses par­ents, devenu un lieu de culte pour de nom­breux fans. Sa mère a d’ailleurs dû le cacher pour éviter les regroupe­ments de fan.

La richesse musicale

« good kid, m.A.A.d city » est porté par des sin­gles qui ont par­ti­c­ulière­ment fait ray­on­ner l’al­bum, comme Swim­ming Pools. Avec un refrain orches­tral et une pro­duc­tion minu­tieuse qui met en valeur des tonal­ités graves et des change­ments de voix, le morceau est devenu un véri­ta­ble tube. Le pre­mier cou­plet relate les déboires de Kendrick avec l’al­cool, la ten­ta­tion et la con­nivence sociale qui ont abouti à de nom­breux excès. Le rappeur y relate aus­si avec opti­misme son « autothérapie » dans le dernier cou­plet, sa prise de con­science face à l’al­coolisme et son retour à la réalité. 

Je suis ta con­science, et si tu ne m’é­coute pas main­tenant, tu feras par­ti de l’his­toire Kendrick. Je sais bien que tu te sens malade. Et j’e­spère pou­voir te men­er jusqu’à la vic­toire Kendrick.

Swim­ming Pools

Com­ment évo­quer cet opus sans évo­quer l’i­conique Bitch Don’t Kill My Vibe qui fut pour beau­coup, la pre­mière ren­con­tre avec le rappeur de Comp­ton. Porté par une instru­men­tale chaleureuse, le rappeur y célèbre la vie, sa musique, et sa notoriété nou­velle. Mal­gré l’e­sprit de fête qui émane du morceau et du clip (un enter­re­ment détourné en fête tout de blanc vêtu), Kendrick en prof­ite pour tit­iller sa con­cur­rence, à coup de for­mules égotrip.

D’autres morceaux phares comme Comp­ton, en fea­tur­ing avec Dr. Dre, ou Poet­ic Jus­tice aux côtés de Drake, ont con­tribué au suc­cès de l’al­bum en dehors des États-Unis. Back­seat Freestyle avait d’ailleurs trou­vé une réso­nance par­ti­c­ulière en France. 

Coté pro­duc­tion, il faut soulign­er la mul­ti­plic­ité des pro­duc­teurs sur le pro­jet, auréolé par la présence de Dr. Dre en ingénieur du son. Les choix éclec­tiques des instru­men­tales qui tirent tant vers la pop que vers le funk améri­cain ou belge under­ground, per­me­t­tent une réin­ven­tion du pro­jet sur chaque morceau. Elles se mêlent à la fac­ulté du rappeur de jouer sur sa voix. En effet, Kendrick mul­ti­plie les flows, passe de sa voix nasil­larde à des vocales beau­coup plus graves, et s’es­saye même au chant. 

Si l’al­bum est aus­si riche dans sa com­po­si­tion, c’est aus­si par les innom­brables sam­ples que con­ti­en­nent les morceaux. Janet Jack­son, Comp­ton Most Want­ed, Kanye West, ont par exem­ple été crédités sur cer­taines tracks. À not­er : l’en­tê­tante voix fémi­nine de The Recipe appar­tient à l’une des chanteuses du groupe Twin Sis­ter, extrait du titre Meet The Frown­ies.

Une posture classique

Sor­ti il y a bien­tôt 8 ans, « good kid, m.A.A.d city » est apparu comme un album d’une sin­gu­lar­ité rare. À seule­ment 24 ans, le rappeur de Comp­ton dévoile au monde cette odyssée à tra­vers son quarti­er d’en­fance et croise un suc­cès qu’il ne lâchera plus. Il glane d’ailleurs pas moins de 242 000 exem­plaires en pre­mière semaine aux Etats Unis et vient de dépass­er les 400 semaines passées au top Billboard.

Si l’al­bum est aus­si mar­quant, c’est aus­si parce qu’il pro­pose une véri­ta­ble iden­tité, pro­pre à Comp­ton et à toute une généra­tion d’Afro-améri­cains. Nico­las Rogès, auteur du livre « Kendrick Lamar : de Comp­ton à la Mai­son-Blanche » expli­quait d’ailleurs à Mosaïque : « En pro­posant un véri­ta­ble Tri­pAd­vi­sor de Comp­ton avec « good kid, m.A.A.d city », Kendrick Lamar voulait mon­tr­er que sa ville n’é­tait plus l’en­droit vio­lent qui est dépeint dans les clips de gangs­ta rap. Même si elle est tou­jours le théâtre de racisme et de vio­lences policières. »

Si le rappeur racon­te, à tra­vers douze tracks, le pas­sage de son ado­les­cence à l’âge adulte, l’al­bum incar­ne aus­si son change­ment de statut artis­tique. D’un artiste tal­entueux à l’un des rappeurs les plus recon­nus et respec­tés de toute la scène musi­cale améri­caine. De K.Dot à Kendrick Lamar.

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