Il y trois ans, Kendrick Lamar sortait un OVNI avec le projet « DAMN. » Un véritable chef d’œuvre qui illustre l’éthique de travail du rappeur et l’importance de la culture hip-hop dans la société américaine. Cet album composé par Greg Kurstin et Steve Lac, enregistré entre Hollywood et Santa Monica, pose une question fondamentale. Est-il le meilleur de sa décennie ?
LE CONTEXTE
Propulsé par le succès planétaire de « To Pimp A Butterfly » (2015), un projet très engagé qui mixe des sons et des rythmes jazz et soul, Kendrick Lamar est entré dans la dimension des très grands. Il le confirme en 2017 avec la sortie de « DAMN. »
Il aurait pu d’abord s’appeler « What happens on Earth stays on Earth ». C’est en tout cas ce qu’a révélé l’artiste dans une interview donnée à la radio Big Boy Tv. Il sera finalement nommé « DAMN. » pour sa facilité de prononciation et sort le 14 avril 2017. Composé de 14 titres, l’album offre plusieurs collaborations dont celles avec Rihanna, U2 ou encore Zacari.
« I DON’T DO IT FOR THE GRAM… » BUT STILL
Avec ce projet, il sera auréolé de succès. Cinq Grammy Awards dont celui du meilleur album de rap, troisième meilleur album de la décennie 2010 selon Metacritic, disque de platine en seulement trois semaines… « DAMN. » se hisse dans tous les classements et n’a d’ailleurs toujours pas quitté le Top 200 Billboard.
Cinq singles se classeront finalement dans le top 100 Hot Billboard dont le titre HUMBLE. Il se placera rapidement en tête des charts. Ce morceau reste à ce jour son plus grand succès commercial.
Le 16 avril 2017, il devient le premier artiste hip-hop à recevoir le Prix Pulitzer dans la catégorie musique (depuis 1943, elle n’avait récompensé que des œuvres de musique classique et de jazz, ndlr). Une véritable consécration.
UNE INTROSPECTION
Chaque titre de l’album est consacré à une émotion humaine (HUMBLE, FEAR, LUST, LOVE etc), comme il l’explique dans une interview donnée à Apple Music. L’artiste se regarde dans un miroir et opère une introspection de ses émotions à la manière du premier morceau : « Is it wickedness ? Is it weakness ? » (BLOOD). Si « To Pimp A Butterfly » donnait une idée de l’approche à adopter pour changer le monde dans lequel nous vivons, « DAMN. » propose de se concentrer sur ce que sont les hommes qui y évoluent.
Proche de son public, Kendrick accentue cette proximité à travers ce projet. Il s’y montre vulnérable (LOVE), emphatique (BLOOD) ou brutal (DNA). C’est à dire profondément humain.
Dans le morceau FEAR, l’artiste se confesse et revient sur trois périodes clés de sa vie, à 7 ans, 17 ans et 27 ans. Il y évoque son enfance où il fait face la violence conjugale entre ses parents ou ses voisins, son adolescence où il est confronté aux gangs et à l’âge adulte où subsiste sa crainte de perdre ses acquis.
Au début du track, il utilise un skit de sa messagerie vocale dans laquelle son cousin, Carl Duckworth (dont il parle dans le morceau YAH), mentionne un certain nombre de références religieuses. Kendrick démontre l’importance de la religion dans sa musique qu’il veut authentique et proche de Dieu. Il montre cette proximité avec l’assonance entre « Why God ? » et « I beat yo ass ». L’effet est garanti, FEAR est sincère.
UNE OEUVRE PROCHE DE LA PERFECTION
Conscient de la complexité de sa musique, il sait que l’auditeur devra écouter et réécouter son album pour en comprendre le message et ses subtilités. C’est un projet plein de sens dans lequel il ne laisse aucun mot au hasard, soignant chaque ver et chaque rime. Un travail d’orfèvre qui fait honneur à ses influences : Jay‑Z, Eminem ou encore Tupac. Musicalement, les productions sont aussi très prenantes sur des morceaux comme HUMBLE ou DNA.
Le rappeur n’a pas hésité à enrichir ses productions avec des samples bien choisis. Le morceau LOYALTY se distingue par ses reprises de 24K Magic interprété par Bruno Mars, de Shimmy Shimmy Ya de Ol’ Dirty Bastard et de Get Your Mind Right Mami par Jay‑Z.
Préférant la qualité à la quantité depuis le début de sa carrière, K. Dot n’a rien laissé au hasard et ne s’embarrasse pas de lyrics superflus. Il y démontre une nouvelle fois sa versatilité. Du kick énervé pour DNA, une voix posée sur un tempo plus lent sur YAH ou encore un refrain chanté sur LUST.
Kendrick est revenu avec cet album pour prouver à tout le rap game qu’il est le numéro un. Alors pour montrer sa force, il n’hésite pas à kicker dans ELEMENT et à sortir les muscles. Il y déclare être le plus passionné de hip-hop et un acharné de travail. Même s’il doit le faire violemment, il écrasera la concurrence :
« If I gotta slap a pussy-ass nigga, I’ma make it look sexy ».
Kung-fu Kenny termine son deuxième couplet par une punchline puissante en deux parties. D’abord, il assume occuper légitimement les cinq premières places du classement des meilleurs rappeurs : « Mr. One through Five, that’s the only logic ». Ensuite, il fait un clin d’œil à Tupac : « Fake my death, go to Cuba, that’s the only option ». En effet, selon certaines théories, il se serait exilé à Cuba en simulant son décès.
Ce track, produit par le beatmaker new-yorkais Kid Capri, est un concentré de culture hip-hop. Le beat utilisé provient d’un synthétiseur TR-808. C’est cette machine couramment utilisée dans les années 80 et 90 qui lui donne son grain si particulier. À travers un morceau d’ego trip subtil, audacieux et doté d’une production solide, Kendrick est dans son élément.
UNE VERSATILITÉ ÉTONNANTE
Alors que certains artistes choisissent de conserver le même flow, le même rythme et le même style lorsqu’il découvrent la recette du succès, Kendrick préfère laisser parler sa créativité et ne cesse de sortir de sa zone de confort. Si sa polyvalence n’est plus à prouver, il a su se doter de nouveaux flows et d’un talent de conteur. Dans BLOOD, il y raconte sa rencontre avec une vieille femme aveugle qui semble chercher quelque chose. Dans une ambiance inquiétante soutenue par des violons, le rappeur de Compton lui propose son aide. La femme lui rétorque :« You have lost something, you lost… Your life » et lui tire dessus.
S’il n’a jamais été très clair sur ce que représente la femme et le coup de feu, nous pouvons néanmoins nous poser la question : est-ce la fin du début ou le début de la fin ? Il termine le morceau en ajoutant un skit qui reprend la réaction de journalistes de Fox News (chaîne américaine profondément républicaine, ndlr) concernant la vision de la police que propose l’artiste dans le morceau Alright. Ce n’est pas la première fois que Kendrick sample des journalistes qui propagent des commentaires erronés et clivants sur sa musique. La chaîne l’a déjà accusé « de faire plus de mal aux jeunes Afro-Américains que le racisme lui même ». Il affirme ainsi une fois de plus son engagement aux côtés des Afro-Américains.
Sur des morceaux tels que LUST et PRIDE, le rappeur de Compton adopte des voix différentes pour casser le rythme et donner plus de puissance à ses messages. Dans LUST, il module son timbre en passant du grave à l’aiguë sur trois niveaux distincts. Il se moque des vices, comme la luxure (Lust signifie luxure), que peut impliquer la notoriété. Il donne l’impression de faire son auto critique, comme s’il était, lui-aussi, tombé dans les travers de la célébrité.
Sur PRIDE, il sort sa plume pour parler une nouvelle fois de religion et dénonce l’un des péchés capitaux : la fierté. Sur ce morceau, il joue sur le volume et la tonalité de sa voix pour montrer le contraste entre la réalité de ses actions et l’idéal selon la religion : « Happiness or flashiness. How do you serve the question ? ». Il se confie sur la complexité de vouloir éviter la perversité tout en voulant rester le meilleur.
LE PORTRAIT DE L’AMÉRIQUE
Le morceau XXX, en featuring avec U2, n’est pas le morceau le plus mainstream de l’album mais demeure sans doute l’un des plus engagés. Il dresse un cruel portrait de son pays et dénonce les inégalités aux États-Unis. Des inégalités qui, d’après lui, sont volontairement créées par le gouvernement pour ne pas faire basculer l’échelle sociale en laissant les minorités dans une position défavorable.
Au début du morceau, le groupe de rock britannique chante « America, God bless you ». Cette phrase très souvent employée dans le pays de l’oncle Sam apparaît dans la constitution du pays. À la fin du couplet de U2, le mot « understand » à été volontairement coupé pour montrer que cette société américaine qui vend depuis toujours le rêve américain est pleine de complexité.
Le premier couplet est scindé en deux parties. La première présente un Afro-Américain pauvre qui se bat à la fois contre la tentation de la délinquance et de la violence. La deuxième partie met en lumière cette même minorité mais cette fois représentée via le prisme des médias américains. Kendrick y répète à quatre reprises le prénom Johnny : « Johnny don’t wanna go to school no mo’, no mo’, Johnny said books ain’t cool no mo’ (No mo’), Johnny wanna be a rapper like his big cousin, Johnny caught a body yesterday out hustlin’ ».
Ce prénom n’est pas choisi au hasard et demeure un symbole du pacifisme. Au XIXe et au XXe siècle, la phrase « Johnny get your gun » était utilisée pour enrôler les jeunes dans l’armée. Cette référence a été popularisée dans le morceau Over there de George M. Cohan (1917). Depuis, la phrase est devenue « Johnny got his gun ». David Bowie avait également utilisé le nom « Johnny » dans son titre de 1997 : I’m afraid of Americans. En utilisant Johnny, Kendrick appelle au calme et dénonce le fait que les Afro-Américains soit systématiquement représentés comme des athlètes, des rappeurs ou des criminels.
Le deuxième couplet débute avec un rythme totalement différent. Des sirènes de police se font entendre au loin. Il y raconte qu’un ami l’a appelé à 1 h du matin pour lui dire que quelqu’un a tiré sur son fils. L’homme est perdu, paniqué et fait appel à sa foi en lui demandant de prier pour lui : « K‑Dot can you pray for me ? ». L’homme ne cède pas la violence, contrairement à l’artiste qui lui rétorque : « If somebody kill my son, that means somebody gettin’ killed. »
Il explique que si quelqu’un s’en prend de la même manière à l’un de ses proches, il n’hésitera pas à céder à la violence. À travers cette conversation, il dénonce une justice à deux vitesses qui juge rapidement les Afro-Américains à cause de leur couleur de peau et les oblige à se faire justice eux-même parce que le système américain ne les protégera pas.
Sur le troisième couplet, Kendrick adopte à nouveau un tempo plus lent et dénonce cette hypocrisie de l’Etat qui condamne la violence de la rue mais qui continue d’autoriser la prolifération des armes : « You overnight the big rifles, then tell Fox to be scared of us ».
Dans l’élan de « To Pimp a Butterfly », K‑Dot conserve cette ligne révolutionnaire et dénonciatrice. Malgré sa popularité qui a explosé, il reste fidèle à ses convictions.
LE TRAVAIL ARTISTIQUE, EXEMPLE AVEC DNA
Plus que l’aspect musical, Kung Fu Kenny s’est distingué grâce à un travail remarquable sur l’adaptation de ses textes à l’écran. Que ce soit pour le clip de HUMBLE, ELEMENT ou de LOVE, il n’a rien laissé au hasard.
Dans le visuel de DNA, il apparaît menotté, assis à une table. Un inspecteur (interprété par Don Cheadle) lui demande s’il sait ce que représente l’acronyme DNA et devant la non-réaction du rappeur, il lui répond : « Dead Niggaz Association ». Cheadle appuie alors sur un bouton qui semble être un détecteur de mensonge. Au moment où il clique, le détecteur s’emballe. L’acteur est pris de convulsions tandis que le fameux sample des journaliste de Fox News qui critique sa musique résonne. Une scène forte où l’artiste répond à ses détracteurs en les accusant d’être des menteurs.
Lorsque le morceau démarre, Cheadle se lève et commence à rapper les paroles de Kendrick, comme si la DNA du rappeur de Compton s’était introduite en lui. Après plusieurs secondes de lyrics, Kung fu Kenny réagit enfin et lui répond. Les deux hommes qui vivent dans le pays de Trump partagent leur appréhension des dangers du meurtre, de la condamnation, de la rédemption et de vivre avec un « DNA’s Soldier » tout en restant citoyen d’un système qui leur est défavorable.
Débarrassé de ses chaînes, il retrouve ses « homies » pour dire au monde qu’ils sont bien les rois du rap game.
Lorsqu’il termine son morceau, la caméra fait un plan sur Kendrick et son crew. Nous voyons alors apparaître SchoolBoy Q, faisant un signe avec la main. Une gestuelle universelle signifiant qu’ils sont prêts à en découdre. Libéré, il peut s’exprimer sur ce qu’il pense du système, de la célébrité, des médias et de sa place dans la société.
C’est notamment ce qu’il fait lorsqu’il rappe : « I’d rather die than to listen to you ». Le rappeur préfère rester en paix dans son cercueil plutôt que d’écouter les médias de masse qui déforment la vérité.
LE MOT DE LA FIN
À contre courant des tendances actuelles, Kendrick Lamar fait office de référence dans le Rap US. Alors qu’outre-Atlantique, le phénomène de la trap et des productions de bangers sont désormais sur les devants de la scène, des artistes comme K‑Dot ou J. Cole restent fidèles aux racines du hip-hop avec des textes étoffés et des rimes multisyllabiques époustouflantes.
Après le succès de « To Pimp A Butterfly », il confirme son statut de roi du game. De la trap, du kick, un TR-808 mais aussi de la sensibilité et de la finesse, il s’agit d’une œuvre complète et saluée unanimement par la critique. Alors, est-ce le meilleur album de la décennie ? Les avis peuvent diverger et certains le rejoignent.
Quoiqu’il en soit, « DAMN. » n’en demeure pas moins l’un des projets les plus marquants de ces dix dernières années.