Mosaïque

Par Emma Jacob

 

Alors que la drill com­mence à émerg­er dans l’hexagone grâce au phénomène Gazo, il faut remon­ter dans les années 2010 pour com­pren­dre com­ment elle s’est imposée dans le paysage du rap inter­na­tion­al. De sa nais­sance au coeur du South Side de Chica­go à son arrivée en France, en pas­sant par son évo­lu­tion à Lon­dres, décryptage d’un sous-genre musi­cal du hip-hop devenu incontournable. 

 

Retour en 2010. Chica­go. La métro­pole améri­caine de l’Illinois dont le sud de la ville est en proie à la ghet­toï­sa­tion est gan­grénée par la vio­lence. L’augmentation des règle­ments de comptes liés au traf­ic de drogue est telle­ment impor­tante que la ville se voit attribuer le surnom de « Chi­rak », con­trac­tion de Chica­go et Irak.

C’est dans ce con­texte bouil­lant que naît la drill, qui doit son nom à un terme de l’argot pour désign­er les « choses de la rue », telles que les meurtres, les braquages ou encore le deal. C’est cette réal­ité vio­lente et ryth­mée par le traf­ic de drogues et les rival­ités entre gangs, que les rappeurs locaux comme Chief Keef ou Lil Durk, retranscrivent.

 

Lil Durk. Crédit : Man­do Esteves.

 

Avec une instru­men­tale froide, recon­naiss­able par ses bass­es à la lim­ite de la sat­u­ra­tion et l’ajout de drums, et des textes som­bres, le mou­ve­ment casse les codes. Les por­teurs de la drill s’éloignent de l’image des « gangs­ta rap », qui idéalisent le monde de la rue affublés de bijoux bling­bling au volant de voitures de luxe et entourés de filles en mail­lots de bain.

 

Chief keef.
Chief keef.

 

Sans arti­fices, les précurseurs du mou­ve­ment dépeignent la réal­ité de ce quo­ti­di­en sanglant dans lequel ils évolu­ent. Aujourd’hui encore, nom­bre de sur­vivants de la drill orig­inelle sont incar­cérés ou recher­chés pour meurtre, traf­ic de stupé­fi­ants ou vol à main armé. Les moins chanceux ont con­nu un plus funeste des­tin, à l’instar de Fre­do San­tana, qui n’était autre que le cousin de Chief Keef.

 

Le moment Brixton 

Début 2013, le mou­ve­ment tra­verse l’Atlantique. Les rappeurs lon­doniens, con­fron­tés à la même réal­ité sociale, s’y retrou­vent et s’en empar­ent. Brix­ton, au sud de Lon­dres, est en pre­mière ligne. Un quarti­er où le chô­mage atteint des taux ver­tig­ineux. Ici, la crise finan­cière de 2008 a frap­pé dure­ment. Les mêmes caus­es pro­duisant les mêmes effets, la vio­lence monte d’un cran, suiv­ant l’accélération du traf­ic de drogue et des ses prévis­i­bles affron­te­ments entre ban­des rivales. Les rappeurs de Lon­dres ne tar­dent pas à s’approprier les codes de la drill, non sans y apporter quelques changements.

 

Crédit : Face­book : Head­ie One.

 

Con­traire­ment aux États-Unis, le port d’arme est pro­scrit en Angleterre. Il est donc plus dif­fi­cile de s’en pro­cur­er. Les lames rem­pla­cent donc les « guns » dans les clips des drilleurs, tels que Head­ie One ou les groupes 67 et 150. C’est d’ailleurs à cause de cette vio­lence assumée que Scot­land Yard, la police lon­doni­enne, a exigé de la plate­forme YouTube la sup­pres­sion d’une trentaine de vidéos de rappeurs bri­tan­niques jugée inci­ta­tri­ces à la haine. Des con­certs ont égale­ment été annulés de manière inédite par peur des débor­de­ments, comme la tournée nationale du groupe 67.

 

Le groupe bri­tan­nique 67. Crédit : Press.

Les com­pos­i­teurs s’ap­pro­prient aus­si le mou­ve­ment, comme Carns Hills, MKThe­P­lug ou encore M1OneTheBeat. Ils incor­porent notam­ment des élé­ments de la grime, autre mou­ve­ment hip-hop qui émerge à Lon­dres au début des années 2000.

La drill UK est née. Elle explose avec le titre Man’s not hot de Big Shaq, sor­ti en octo­bre 2017. Si le clip est une par­o­die des codes de la drill UK (doudoune, ono­matopées, vio­lence des paroles), il compte aujourd’hui plus 377 mil­lions de vues. La vague est désor­mais suff­isam­ment puis­sante pour défer­ler sur le reste de la planète rap.

 

L’heure de gloire 

Si le mou­ve­ment com­mence à se faire une place dans le milieu du rap, il n’est pas encore recon­nu par le grand pub­lic. Pour que cette bas­cule s’opère et que la drill con­naisse le suc­cès pop­u­laire qui est le sien aujourd’hui, il lui faut refaire un petit détour par les États-Unis. Cette fois-ci, c’est au coeur de New-York, plus par­ti­c­ulière­ment dans le quarti­er de Brook­lyn, que la drill trou­ve un nou­veau souf­fle. Non sans s’adoucir. Une aube nou­velle se lève sur la noirceur des commencements.

 

Crédit : Grif­fin Lotz.

 

On assiste ain­si en 2017 à l’arrivée dans le rap game, de Pop Smoke,  jeune prodi­ge de la drill, aujourd’hui mon­di­ale­ment con­nu grâce à Wel­come to the par­ty, ou Dior,  titres parus en 2019, dont les clips cumu­lent plus d’un mil­liard de vues. Rat­trapé par la rue, Pop Smoke est abat­tu en févri­er dernier, vic­time d’une fusil­lade vraisem­blable­ment liée à un règle­ment de compte.

 

Crédit : cap­ture du clip Wel­come to the par­ty de Pop Smoke.

 

Preuve de son influ­ence désor­mais acquise, des rappeurs de renom s’essayent eux aus­si à la drill, à l’instar de Drake. En témoigne son fea­tur­ing sor­ti en juil­let dernier avec l’artiste bri­tan­nique Head­ie One, fer de lance de la drill UK, ou encore sa par­tic­i­pa­tion à la pro­duc­tion de la série « Top Boy ». Fig­u­rant par­mi les plus regardées sur Net­flix en 2019 et venue tout droit du Roy­aume-Uni, elle racon­te le quo­ti­di­en crû de jeunes impliqués dans le traf­ic de drogue à Lon­dres, avec un cast­ing porté par des acteurs con­nus pour leur car­rière de rappeurs.

 

Quid de la France ?

Si la vague drill prend un peu plus de temps pour arriv­er en France, la scène hexag­o­nale n’est pour­tant pas en reste. De jeunes rappeurs, tels que Ashe 22, du groupe Ion­zon, Ziak, ou encore le plus fier représen­tant Freeze Cor­leone, qui a notam­ment repris Wel­come to the par­ty de Pop Smoke, y sont pour beau­coup. Mais le drilleur qui fait le plus par­ler de lui en 2020 est bel et bien Gazo. Le rappeur de Saint-Denis, âgé de 26 ans, s’impose depuis quelque mois comme le nou­veau vis­age d’un rap français couleur drill.

 

Gazo. Crédit : Insta­gram : @gazo_officiel.

 

Arrêt de l’école à 12 ans, place­ment en foy­er, et incar­céra­tion alors qu’il est encore mineur, l’enfance de Gazo n’est pas un long fleuve tran­quille. Peut-être aurait-il pu som­br­er dans la délin­quance ? Mais les bonnes fées du beat le font plutôt tomber dans la mar­mite du rap.

Il fait ses pre­miers pas dans le monde de la musique sous le pseu­do­nyme « Bram­sou », pub­lie plusieurs clips sur la plate­forme Dai­ly­mo­tion, et col­la­bore notam­ment avec le groupe 4Keus Gang. D’abord influ­encé par le courant musi­cal de la trap, Gazo perçoit rapi­de­ment le côté nova­teur de la drill.

 

Gazo. Crédit : Insta­gram : @gazo_officiel.

 

Drogue, armes, rue, prison, ono­matopées… Autant de codes des rappeurs d’outre-Manche que l’on retrou­ve dans les textes de Gazo et dans son pre­mier sin­gle sor­ti en octo­bre 2019, Drill FR 1 : « Gazo vient d’là où le ien-cli prend sa cons’ et cache, j’ai la vengeance sous mon masque, après une rafale t’sais qu’on se cache. ».

Mais le suc­cès n’est pas tout de suite au ren­dez-vous. Le drilleur au tem­péra­ment entier prévient alors sa fan­base : s’il n’atteint pas les 100 000 vues sur ce pre­mier visuel, il arrête le rap. Le clip de Drill FR 1 avoi­sine aujourd’hui les 1,5 mil­lions de vues…

Les sor­ties s’enchaînent avec Drill FR 2 en décem­bre 2019, réal­isé sur l’instrumental de Dior de Pop Smoke, qui per­met à Gazo de touch­er un pub­lic français qui écoutait jusqu’alors majori­taire­ment de la drill US. Coup de maître. La mon­tée en puis­sance se confirme.

 

Gazo et Freeze Cor­leone sur le tour­nage du clip de Drill FR 4. . Crédit : Jonathan Lopez.

 

Mais c’est sa ren­con­tre avec le rappeur Freeze Cor­leone, mem­bre du col­lec­tif 667 dont il est proche, qui per­met à Gazo de décoller. Sor­ti en juin dernier, et désor­mais célèbre pour ses punch­lines comme « Téma la kich­ta, téma la taille d’la kich­ta », le clip de Drill FR 4 affiche aujourd’hui plus de 8 mil­lions de vues sur YouTube. Tout s’accélère avec ce titre, qui sem­ble assoir défini­tive­ment Gazo sur le trône de la drill française, en plus de lui don­ner une vis­i­bil­ité nou­velle. Preuve de ce suc­cès gran­dis­sant, il devient la pre­mière sig­na­ture française du label Epic Records France, créé par Sony et dirigé par Pauline Dela­tre, anci­en­nement mem­bre du label rap Def Jam France.

L’ascension de Gazo con­tin­ue avec la sor­tie de son titre Inces­te, fin août dernier, célèbre pour sa phase : « Depuis la drill j’ai beau­coup d’enfants, mais les bais­er serait de l’inceste. » Et pour cause. Alors qu’on assiste à un suc­cès gran­dis­sant du genre, nom­bre de rappeurs s’y essayent, comme l’illustre la récente col­lab­o­ra­tion de Gazo avec le rappeur Hamza sur Drill FR 5, sor­tie le 13 octo­bre dernier.

 

Gazo et Hamza sur le tour­nage du clip de Drill FR 5. Crédit : @CoralieWaterlot et @Hugobembi.

 

Plus récem­ment, Gazo, invité sur le titre Oro Jack­son, a égale­ment ajouté sa touche drill au nou­v­el album de Gims, « Le Fléau », disponible depuis le 4 décem­bre. Enfin, sa col­lab­o­ra­tion sur le dernier opus de Jul signe la quin­tes­sence du mélange de ce genre avec l’é­cosys­tème du rap français en 2020.

Dans le paysage con­nu du rap français, on note égale­ment d’autres ten­ta­tives de s’approprier le mou­ve­ment de la drill, comme Nin­ho avec Prob­lèmes du matin, extrait de la réédi­tion de « M.I.L.S. 3 », ou encore Dosseh et le son A45.

 

Gazo esti­mait dans une récente inter­view que la drill française était sous-cotée. Son ascen­sion ful­gu­rante dans le rap game est en train de le con­tredire. Le rappeur a annon­cé la sor­tie d’un pro­jet qui devrait voir le jour avant la fin de l’année 2020, ain­si que de nou­velles col­lab­o­ra­tions, notam­ment avec l’ancien mem­bre du groupe de la MZ, Hache‑P. La cote pour­rait alors se voir réé­val­uer. Beau­coup plus haut.